Le numérique : homme augmenté, homme diminué ?

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 10 janvier 2024, OFC 2024 n°1, le numérique : homme augmenté, homme diminué à propos d’une soirée des « mardis de l’OFC » du 10 octobre 2023 consacrée à la thématique de la révolution numérique

Une soirée des « mardis de l’OFC » a été consacrée à la thématique de la révolution numérique le 10 octobre 2023 avec une intervention marquante de Mark Hunyadi, professeur de philosophie sociale, morale et politique à l’Université catholique de Louvain (Belgique).

En introduction, le P. Grégoire Catta, directeur du Service national famille et société de la CEF a évoqué quelques aspects des travaux de réflexions menés au sein de son service depuis 6 ans et qui ont débouché sur deux publications : B. Jarry-Lacombe, J.-M. Bergère, F. Euvé et H. Tardieu, Pour un numérique au service du bien commun (Odile Jacob, Paris, 2022) et Chrétiens dans la révolution numérique, Documents Episcopat (juillet 2023).

Le numérique est partout. En quelques décennies, les technologies issues de l’électronique et de l’informatique ont pris une place incontournable dans toutes les dimensions de notre vie. Les technologies liées au numérique sont omniprésentes et bouleversent profondément nos vies, les relations entre nous, nos relations au monde et aussi à un au-delà du monde. Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous concernés. Cela suscite bien des réactions à des degrés divers selon les personnes et les situations : enthousiasme, espoir, inquiétude, peur… peut-être tout cela à la fois.

Pour employer une expression théologique, nous sommes indéniablement face à un signe marquant de notre temps. Comme croyants, comme Église, nous ne pouvons pas ne pas nous y arrêter pour discerner, pour interpréter, et pour orienter nos actions, à la lumière de l’Évangile et de notre tradition de foi et en dialogue avec tous nos frères et sœurs en humanité.

Le numérique bouscule notre monde de manière systémique. Les bouleversements qu’il produit ne sont pas simplement superficiels ou d’ordre technique. Oui, bien sûr, il s’agit d’outils et on pourrait se dire que la question est seulement de bien savoir quand et de quelle manière les utiliser en fonction de quels buts. Mais il y a plus que cela. Notre rapport au monde, à nous-mêmes, aux autres et même aussi à Dieu est transformé. Il y a donc des questions techniques et des questions éthiques mais il est aussi nécessaire de s’interroger au niveau anthropologique (qu’est-ce que l’homme à l’âge numérique) au niveau philosophique et même au niveau théologique.

Une question centrale à laquelle s’attaque le livre Pour un numérique au service du bien commun, est alors de savoir si et comment le numérique contribue au bien commun. Selon les auteurs, la société désirable est marquée par trois clés : « l’environnement comme une urgence », « la démocratie comme principe » et « l’inclusion comme exigence ». Le numérique peut y contribuer mais c’est à condition de ne sacraliser ni l’efficacité ni la puissance et de s’armer pour des discernements éthiques. La conclusion du livre offre des pistes pour s’engager en n’étant « ni technolâtres ni technophobes » : développer une culture du numérique et de ses enjeux permettant de s’armer pour des discernements ; mettre les questions éthiques au cœur de la transformation numérique et notamment la question de son impact sur les plus fragiles et les plus pauvres ; renforcer le rôle des politiques publiques.

Mark Hunyadi a ensuite offert une réflexion stimulante pour donner un horizon de sens pour cette révolution numérique en cours et en particulier ses impacts anthropologiques. Son propos se retrouve pour une bonne part dans son ouvrage de mars 2023, Le second âge de l’individu, dont une précédente fiche de l’OFC a fait une recension.

Les bouleversements apportés par le numérique s’inscrivent dans le cadre d’une érosion des sociétés du contrat social. La révolution nominaliste du XIVe siècle et l’avènement du règne de la volonté avaient reposé la question du fondement d’un ordre social. Comment faire société lorsque règne le nominalisme individualiste de la volonté ? Les théories du contrat social offrent une réponse en mettant en avant les mécanismes d’un accord volontaire des citoyens pour une association. La volonté générale chère à Rousseau est alors ce qui transcende les volontés individuelles. Ce nominalisme individualiste s’inscrivant dans des sociétés du contrat social a été émancipateur. Mais cette dynamique émancipatrice s’est corrompue au fil des siècles, pour au moins deux raisons. Les droits en se constitutionalisant et s’institutionalisant ont émoussé la dynamique. Le capitalisme a développé une culture de la recherche du bien être qui s’est substituée à la recherche du bien commun.

Le numérique vient renforcer et accélérer ce processus d’érosion. En effet, le numérique vient amplifier la « libidinalité » de l’esprit humain, c’est-à-dire sa propension à aller toujours davantage vers le plus pratique, le plus efficace, le plus immédiat. On peut ici penser tout particulièrement à ce que permettent les applications sur un smartphone pour satisfaire toujours plus rapidement et efficacement le moindre désir. Le numérique renforce un repli « libidinal » sur soi et une perte du sens de la transcendance (au sens de la sortie de soi, par exemple dans le rapport à la volonté générale). Chacun est simplement appelé à devenir le fonctionnaire de son bien-être et le numérique multiplie les possibilités en ce sens. Par l’emprise des techniques du numérique dans toutes les dimensions de la vie, ce qui émerge après l’effondrement de la société du contrat social c’est une nouvelle société, communauté d’individus nominalistes intégrés par la technique. C’est la technique qui assure le liant pour constituer une société et non plus la transcendance de la volonté générale dans la société du contrat social selon Rousseau. Ce qui est en jeu est bien l’esprit humain et l’impact qu’a sur lui le développement des techniques numériques (par exemple la mise à disposition facile et immédiate d’une grande quantité d’information rend obsolète les processus de mémorisation).

La perspective a de quoi impressionner mais Mark Hunyadi insiste sur le fait qu’il s’agit pour lui de donner un horizon de sens à même de s’armer en vue de choix et de décisions à prendre au lieu de simplement subir les évolutions. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc tout ce qui serait « numérique » (est-ce de toutes les façons envisageable ?) ou de nier les incontestables services et progrès apportés par ces technologies dans de multiples domaines.

Vers où aller à partir de cette prise de conscience ? Mark Hunyadi suggère trois niveaux d’actions. Au plan individuel, l’éducation (au sens large) est primordiale. Il ne s’agit pas d’en rester à « l’éducation au numérique » qui vise à une maitrise des outils mais bien d’éduquer au recul critique. Face au risque de replis sur soi individuel que produit la satisfaction efficace et immédiate des désirs, il s’agit de développer les capacités de sortie de soi comme par exemple l’empathie ou l’admiration. Au plan institutionnel, les institutions politiques ne sont pas encore suffisamment équipées pour répondre à ce que produit le numérique. La défense des droits individuels et des droits de la concurrence (cf. les réglementations européennes) ne sont pas suffisantes pour être à la hauteur des défis. Sans abandonner l’éthique des droits, il conviendrait de la resituer et de l’ordonner à un commun de conviction consistant et supérieur, à même de « protéger les ressources de l’esprit et de la planète pour qu’une vie humaine désirable reste tout simplement possible¹ ». Et finalement, à un niveau encore plus global, Mark Hunyadi invite à considérer ce qu’impliquerait de déclarer l’esprit humain patrimoine commun de l’humanité. En effet c’est bien l’esprit humain qui est atteint, bouleversé et peut-être mis en péril par la révolution numérique. Une nouvelle molécule pharmaceutique n’est pas mise à disposition sur le marché sans qu’auparavant un nombre conséquent d’études et de contrôles soient effectuées pour mesurer son impact et ses effets sur le corps humain. Ne faudrait-il pas avoir une approche de ce type avant de mettre à disposition un outil comme Chat GPT qui touche en profondeur à l’esprit humain dans son fonctionnement ? 4 Numérique et humanité : à l’heure du déploiement des Intelligences Artificielles « génératives », une réflexion absolument nécessaire que la soirée du 10 octobre n’a fait qu’entrouvrir…

12 décembre 2023

Grégoire Catta sj,

Directeur du Service National Famille et Société de la CEF

 

1 Mark Hunyadi, Le second âge de l’individu. Pour une nouvelle émancipation. Paris, PUF, 2023. p. 158.