Lire et relire Annie Ernaux

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du 14 septembre 2022, n° 29 à propos de lire et relire Annie Ernaux

« Le grand danger du dehors, c’est ce qu’on aperçoit de la vie des autres » La vie extérieure, mercredi 26 juillet 2000.

« Depuis le moment où j’ai su lire, j’ai vécu continuellement dans la familiarité de l’écrit. » Les premiers mois de 2022 ont vu la publication de trois livres de et au sujet d’Annie Ernaux : Le jeune homme (Gallimard) ; une édition augmentée de L’atelier noir (L’imaginaire, Gallimard) ; et le Cahier de L’Herne n°138.

Fille unique, la solitude et l’ennui l’ont conduite à toujours lire ; « depuis le moment où j’ai su lire, j’ai vécu continuellement dans la familiarité de l’écrit […]. Ces lectures indifférenciées, n’ont eu comme action directe, pratique, durant ces années, que de me fournir des modèles d’écriture utilisables en classe, un vocabulaire et une syntaxe inusuels dans le langage populaire de mon milieu (L’Herne, p. 21)

« Je ne peux qu’écrire dangereusement, vraiment dangereusement, dans la forme et dans le fond. J’hésite trop dans des problèmes techniques, façon de refuser un ‘’fond’’ dangereux, ou ce qui me concerne avec ma mère ? L’autre livre dangereux est celui sur P., peut-être d’autres. Aller au fond, il n’y a que cela qui m’intéresse avec ma mère. Est-ce que ça passe par un livre comme je l’ai entrepris ? Quelle autre approche ? (Journal inédit, 10 novembre 1985 ; L’Herne p. 26).

Les livres d’Annie Ernaux disent l’intime, d’elle-même, de ses proches, et de cette manière ils ouvrent à l’universel, ils renvoient chacun à ses capacités de saisir la profondeur des choses, le mystère qui s’y dévoile. « Si j’écris – dit A. Ernaux lors d’une rencontre dans une librairie toulousaine – c’est pour rendre toute la complexité du monde. Le véritable but de ma vie et peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres » (L’Herne, p. 55).

Annie Ernaux écrit avec férocité et précision ; ses livres sont un combat ; elle entend « venger sa race », celle d’être femme et celle d’être issue d’un milieu populaire – ses parents étaient de petits commerçants à Yvetot. Ses livres portent toujours attention aux « gens de peu », non dans un quelconque apitoiement mais dans l’engagement politique et la dénonciation des structures et des personnes qui perpétuent la condition d’infériorité de chacun. Embrassant des études universitaires, elle se découvre autre que ses parents. Si l’on ne peut plus communiquer avec ceux que l’on aime – ni avec son propre passé – puisqu’il ne reste plus de terrain d’entente, on peut au moins se transformer en témoin. Témoigner pour qui ne peut le faire. Témoigner sur ce qu’on n’a pas et sur ce qu’on n’est plus (cf. L’Herne, p. 39). Ceci conduit Annie Ernaux à renoncer à une certaine forme de littérature, elle entend « écrire la vie ». « C’est dans la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent leurs enfants, font au revoir sur les quais de gare que j’ai cherché la figure de mon père – écrit Annie Ernaux. J’ai trouvé dans des êtres anonymes rencontrés n’importe où, porteurs à leur insu des signes de force ou d’humiliation, la réalité oubliée de sa condition » (cité dans L’Herne, p. 41).

Dans notre époque qui pense de plus en plus qu’il faut utiliser de grosses ficelles, qu’il faut souligner les choses pour qu’elles soient comprises – tant de livres, de films, de mises en scène théâtrales qui compensent l’indigence de leur propos par de l’esbroufe – l’écriture simple, « blanche », d’Annie Ernaux rappelle heureusement que chacun demeure capable de comprendre la force de ce qui est écrit, dit, montré sans l’usage pénible de la violence des mots ou des images. De cette manière, Ernaux s’inscrit toujours aux côtés de celles et de ceux qui n’ont que leur vie, leurs simples mots pour se dire. Elle qui sait si bien regarder, appelle ainsi à sans cesse apprendre à regarder. « S’assoir sur le bitume du métro, laisser la tête et tendre la main. Entendre les pas, voir passer les jambes, celles qui ralentissent, l’espérance » (La Vie extérieure). « Je ne veux pas faire rêver, évader, etc. Faire sentir l’épaisseur du réel, ses significations multiples, les gens, les actes des gens, leurs mots » L’Atelier noir, p. 23.

« La honte. Clairement : c’est se regarder AVEC le regard de l’Autre, le regard du dominant ou avec la vision dominante » L’Atelier noir, p. 164.

Par son projet littéraire, qui est celui de sa vie, Annie Ernaux veut donner la parole à ceux, surtout à celles qui n’ont pas accès ou à la parole ou à l’existence. Nombre de ses libres s’appuient sur les expériences fondatrices des femmes, humiliation, enfermement dans le rôle d’épouse, sexualité, cancer du sein, avortement… toutes choses vécues par A. Ernaux.

Parmi les livres marquant d’Annie Ernaux, il y a L’Evénement, récemment porté à l’écran par Audrey Diwan. Au moment de sa publication, en 2000, Annie Ernaux écrivait : « Mon entreprise dans L’Evénement est bien celle-ci : faire d’une expérience qui ne peut être que celle d’une femme, quelque chose qui dépasse cette singularité, faire de cet avortement ce qu’il a été réellement pour moi pendant des semaines : ‘’le mesure de toute chose’’. Mesure du temps, de la loi, du rapport aux autres […]. D’où le choix aussi du titre, ‘’l’événement’’ et non ‘’l’avortement’’ : entre les deux il y a la distance entre l’universel et le singulier » (L’Herne, p.98). Encore dans son dernier livre paru, elle revient sur cet « événement » : « Un jour, dans une brasserie de Madrid où nous étions en train de déjeuner, il y avait eu la chanson de Nancy Holloway, Don’t Make Me Over. J’ai revu la cité universitaire des filles, à Rouen, ma recherche déboussolée, rue Eau-de-Robec et place Saint-Marc, de la plaque d’un médecin qui voudrait bien m’avorter, en novembre 1963 » Le jeune homme, p. 35.

Comme de nombreuses femmes, Delphine de Vigan dit l’importance des livres d’Annie Ernaux dans sa vie. Avec ma mère et ma sœur, « au début des années quatre-vingt-dix, toutes les trois, nous étions des lectrices d’Annie Ernaux. Ce n’était pas rien. Cela nous racontait, cela disait notre manière d’être au monde et de l’observer » (L’Herne, p. 144). Ce serait cependant réducteur de faire d’Annie Ernaux une écrivaine féministe ; certes, elle parle des femmes et elle parle aux femmes, mais son premier motif de révolte et d’engagement est d’ordre social ; « elle s’écrit et elle écrit en tant qu’individu issu d’une classe populaire qui a une histoire de femme » (L’Herne, p. 240) ; elle subit la double aliénation de la honte sociale de la honte sexuelle ; elle n’est pas dupe du « statut bourgeois » que lui vaut sa reconnaissance littéraire. Elle sait sa vie traversée par la colère ou la honte des autres (Ecrire la vie, p. 500). « Dans l’Histoire, le nationalisme s’est toujours accompagné de valeurs viriles, dont en premier l’autorité. Le retour à la tradition, quelle qu’elle soit, le recours à un ordre ‘’naturel’’ ont toujours été défavorables aux femmes, d’une façon ou d’une autre » Annie Ernaux, 2016 (cité par l’Herne, p. 286-287).

Répondant à un de ses lecteurs s’étant adressé à elle après la lecture d’Une femme, elle lui écrit : « Votre lettre me touche beaucoup, parce qu’elle parle de vous, mais aussi de moi, la même séparation du premier monde sans doute, avec forcément le sentiment d’étrangeté, de ‘’n’être pas au monde’’, comme disait Rimbaud… Ecrire est certainement une conquête que ce sentiment, ce mal-être, c’est le lieu où l’on peut espérer être enfin à sa place » (cité dans l’Herne, p. 47). Propos que l’on peut sentir en résonnance avec la condition du chrétien en ce monde… « du monde sans en être » …

« En perdant son champ d’action principal, le sexe, [la religion] avait tout perdu. » Annie Ernaux a reçu une éducation catholique. Elle fut élève chez les Sœurs d’Ernemont à Saint Michel d’Yvetot, dans ce pays de Caux que l’on qualifiait d’’’églisier’’ ; puis, pendant ses études de Lettres à l’Université de Rouen, elle résidait au foyer de jeunes-filles que tenait cette même congrégation. Je souligne que ce foyer n’a fermé qu’il y a peu d’années ; celui qui écrit ces lignes, alors qu’il était aumônier de lycées publics du centre de Rouen, célébrait la messe, une fois par semaine, pour les Sœurs de ce foyer, qui jouxtait l’aumônerie. Jeune, elle perçoit qu’elle ne peut se fondre dans le monde de la religion, en particulier son vocabulaire qui marque la distance d’avec un monde laïc « pas comme il faut ». Celle qui deviendra écrivaine perçoit que « les mots de la religion sont tels qu’ils opacifient, par leur prétendue transparence, le sens des choses et ne permettent pas d’échappatoire autre qu’une sainteté impossible » (L’Herne, p. 267). J’ai en tête des propos du rapport de la CIASE soulignant l’emploi des euphémismes, la difficulté à dire les choses. Dans ses livres, Annie Ernaux emploie un vocabulaire direct, souvent cru. Il s’agit de refuser le langage qui met à distance du réel ou qui accentue les relégations sociales, pour préférer « l’écriture plate », les mots simples de tous les jours et de tout le monde, ne nécessitant pas une herméneutique abstraite.

L’Evénement rapporte sa rupture religieuse : « Un autre après-midi, je suis entrée dans une église […] pour dire à un prêtre que j’avais avorté. Je me suis rendu compte aussitôt de mon erreur. Je me sentais dans la lumière et pour lui j’étais dans le crime. En sortant, j’ai su que le temps de la religion était fini pour moi » (Quarto, Gallimard, p. 317). Cette rupture n’est pas qu’individuelle, elle l’inscrit sur le vaste horizon de la sécularisation. « L’Eglise ne terrorisait plus l’imaginaire des adolescents pubères, elle ne réglementait plus les échanges sexuels et le ventre des femmes était sorti de son emprise. En perdant son champ d’action principal, le sexe, elle avait tout perdu » (oc, p. 1025).

Ecrivaine de combat, Annie Ernaux peut susciter le rejet, elle a des détracteurs ; il me semble cependant qu’elle est un des grands auteurs français contemporains – solidarité de Normand peut-être… Elle parle aux femmes ; elle peut éclairer les hommes à leur propos.

+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers

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