Christophe GUILLUY avec Sacha Mokritzky, Dialogue périphérique, Zinc Éditions, mai 2022

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 16 novembre 2022, n° 36 à propos de Dialogue périphérique de Christophe GUILLUY avec Sacha Mokritzky, chez  Zinc Éditions, mai 2022

Christophe Guilluy (né en 1964) s’est fait connaître en 2000 par un Atlas des fractures françaises, qui s’est prolongé par un Atlas des nouvelles fractures sociales en France en 2004 et en 2010 par Fractures françaises. Il est devenu célèbre en 2014 avec La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, suivi de Le Crépuscule de la France d’en haut (2016), No Society. La fin de la classe moyenne occidentale (2018) et Le temps des gens ordinaires (2020, tous ces derniers livres publiés chez Flammarion)¹ . Titulaire d’une maîtrise de géographie urbaine (mais non d’un doctorat) de la Sorbonne, il travaille depuis 1990 comme consultant pour les collectivités territoriales (départements, régions).

Ses recherches sur le terrain et ses contacts avec les autorités politiques et administratives, mais aussi avec les « experts » universitaires (surtout sociologues et économistes) inspirant leurs planifications technocratiques qu’il constate désastreuses, l’ont amené à une distinction assez radicale : d’une part une France « d’en haut », urbaine, diplômée, néo-libérale (qu’elle soit « de gauche » ou « de droite), à l’aise dans la mondialisation ; et d’autre part une France « d’en bas », à la traîne, méconnue et méprisée, rurale ou repoussée loin des centres-villes trop coûteux, voire hors de son habitat ancestral quand y investissent des « bobos » qui le « gentrifient ». Le constat est qu’il y a les métropoles, le reste et pratiquement rien entre deux.

Christophe Guilluy soutient que cette France « périphérique » (loin des centres) ou des « territoires » (on ne parle plus de « provinces », puisque les grandes capitales régionales font partie de la France « d’en haut ») est en réalité largement majoritaire et monte en puissance, du fait du net essoufflement du modèle néolibéral et « capitaliste ». Elle s’est manifestée avec les Gilets jaunes à l’automne 2018, et aussi hors de France, à travers le Brexit en Angleterre et le phénomène Trump aux États[1]Unis. C’est également une crise de la démocratie représentative, car les « gens ordinaires » ne trouvent à s’exprimer qu’à travers des extrêmes opposés, déclarés « populistes » (le parti lepéniste et les « insoumis »), dans lesquels ils ne se reconnaissent pas pleinement. Ce qui fait des abstentionnistes le bloc le plus massif en même temps que le moins identifié et donc le moins pris en compte dans le paysage politique.

Dans une série d‘entretiens avec un de ses disciples, Sacha Mokritzky (né en 2000), présenté comme « jeune militant de la France rurale », Christophe Guilluy explique et justifie ses analyses et positions. Ces conversations sont intitulées Dialogue périphérique – peut-être parce qu’elles portent sur la France des « territoires » ou qu’elle tourne autour d’études plus scientifiques. Ces échanges ont lieu en tout cas dans une « périphérie », plus exactement dans ces cafés qui y sont les derniers lieux de socialisation. On voit en couverture deux tasses d’expresso entamées et un ticket de caisse qui donne en tout petits caractères un sous-titre : Comment les classes populaires reprennent le pouvoir, et précise que c’est publié chez Zinc Éditions, tout cela posé sur du faux bois plastifié et non sur le zinc d’un bistrot d’antan.

Christophe Guilluy expose d’abord ses griefs vis-à-vis des gens « d’en haut » : la « gauche » technocratique « abandonne la liberté collective au nom de l’ émancipation individuelle », et « cherche d’illusoires majorités à partir d’un magma de minorités sociologiques, ethnoculturelles ». C’est une « attitude de surplomb permanent qui empêche l’empathie, la vraie…, celle qui te prend aux tripes, quand tu vois des mecs galérer et que ta seule envie, c’est d’être avec eux ». C’est là qu’entend rester le géographe, plutôt que dans « les salons » où « les gens parlent comme ils écrivent et sont déjà dans l’abstraction ». Ces intellectualisations bricolées et constamment à refaire débouchent sur des suppressions d’emplois et de services publics, et surtout sur l’« invisibilisation » de la grande majorité de la population.

Le mérite de Christophe Guilluy est ici de donner une consistance culturelle et même morale à cette France « d’en bas ». Il souligne sa stabilité, sa sérénité, sa rationalité : ses « valeurs » ne sont pas l’hypermobilité et l’individualisme des élites, et encore moins les idéologies totalitaires, qu’elles soient fascistes ou collectivistes ; on veut préserver son mode d’existence et son environnement naturel, sans ambition de s’enrichir insolemment ; il n’y a pas de « fracture intergénérationnelle » style Mai 68 ; et on accueille volontiers l’immigré, pourvu qu’il n’impose pas ses codes, sa langue, ses rythmes de vie, car on refuse d’« être minoritaire là où on est né ».

La géographie humaine détecte encore dans la France « périphérique » ce que George Orwell appelait common decency, la « décence ordinaire ». Le philosophe Jean-Claude Michéa l’a définie dans La Gauche et le Peuple (Flammarion, 2014) comme « cette pratique traditionnelle de l’entraide et du “coup de main” entre parents, voisins, amis ou collègues ». Christophe Guilluy argumente que, « à 1 500 euros par mois, tu as besoin de maintenir les échanges, les solidarités, le lien social ». Et il « va même plus loin » : « J’adhère, dit-il, à une forme de transcendance, cette force presque innée, latente, qui permet à une société d’être vertueuse ». Il ajoute plus tard : « La common decency invalide naturellement la distinction entre le corps et l’esprit », car « les conditions matérielles de vie déterminent des besoins » qui ne sont pas gouvernés que par l’intérêt calculable. Il note encore en passant que la déchristianisation favorise le matérialisme cultivé par l’oligarchie et que la religion (sans préciser laquelle) pourrait aider à y résister.

Ces conversations s’achèvent par un hymne à l’espérance, fondé à la fois sur l’artificialité du clivage actuel et sur la conviction que le soft power du peuple sera irrésistible, parce qu’il ne peut pas disparaître et devient de plus en plus autonome. Christophe Guilluy estime encore imprévisible la forme concrète prendra cette reprise en main par les « gens ordinaires » de leur destin. Mais on peut se poser aussi une autre question : une société peut-elle se recomposer à partir de la seule intuition toute naturelle et informelle d’une transcendance ?

Jean Duchesne

1 Voir les fiches OFC 2012, n°14 et 2014, n° 23. Les thèses de Christophe Guilluy laissent sceptiques des chercheurs qui ne sont guère soupçonnables de complaisance pour le néolibéralisme technocratique.

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