Andrea Riccardi, L’Église brûle (Cerf 2022)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 16 novembre 2022, n° 36 à propos de Andrea Riccardi, L’Église brûle (Cerf 2022)
Nous sommes rassasiés jusqu’à la saturation d’analyses franco-françaises de la crise de l’Église. Le livre d’Andrea Riccardi L’Église brûle, Crise et avenir du christianisme (traduction française Cerf 2022) nous aide à avoir un regard plus ample qui favorise une prise de distance et une réflexion féconde sur la situation de l’Église aujourd’hui.
Andrea Riccardi, né en 1950, a dix-huit ans lorsqu’il décide avec quelques amis de fonder la communauté Sant’Egidio, vouée d’abord à l’aide aux plus démunis, puis investie dans de forts engagements ecclésiaux, inter-religieux ou même diplomatiques. Riccardi lui-même a joué un rôle politique qui n’est peut-être pas terminé, en particulier comme ministre dans le gouvernement Monti. Sa production littéraire témoigne d’une hauteur de vues qui lui permet d’aborder spirituellement des problèmes de société, et à l’inverse de parler religion sans quitter le terreau humain. C’est cette double qualité qu’il met en œuvre dans son dernier ouvrage.
L’église brûle. Cette église, c’est la cathédrale Notre-Dame de Paris qui manque de disparaître dans les flammes le 16 avril 2019, un an avant le déclenchement de la crise du Covid. Pour Riccardi, les deux événements font sens simultanément. La cathédrale qui brûle est le signe de la crise du christianisme qui cesse d’être une référence dans la vie de la plupart des gens, au point que Jérôme Fourquet parle de « phase terminale » et prédit que le dernier mariage catholique aura lieu en 2031 et que le dernier prêtre disparaîtra en 2044 (!).
Quant à la crise sanitaire de 2020, notre auteur observe qu’en Italie, pays concordataire, elle a conduit le gouvernement civil à une décision sans précédent et totalement unilatérale, celle d’interdire le culte et de fermer les églises en les assimilant aux salles de jeux, discothèques et boîtes de nuit. Tout cela sans que l’Église, pourtant souveraine dans son ordre, réagisse autrement que par le mutisme – à la seule exception, nous y reviendrons, du pape François qui s’impose comme le « grand intercesseur » dans la tradition de Charles Borromée et de tous les prélats qui ont payé de leur personne et soutenu la foi populaire dans des temps dramatiques. Et Riccardi de conclure, citant le théologien tchèque Halik : « Il faut se demander si ce temps d’églises vides et fermées ne représente pas une sorte d’avertissement de ce qui pourrait arriver dans un avenir pas si lointain. »
Le dernier mot n’est pas dit avec ce constat peu réjouissant. Riccardi cite en contrepoint les réflexions du philosophe incroyant Benedetto Croce en 1942 dans Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens, parlant du christianisme comme de « la plus grande révolution que l’humanité ait jamais accomplie » et comme seul en mesure de préserver le monde de basculer dans « la violence barbare de la horde ». Mais Riccardi souligne aussi, non sans pertinence, qu’« une vision trop marquée par le sens de l’orthodoxie a fait perdre aux catholiques le souci de la pietas et de l’humanitas, sédimentées dans la culture et dans l’existence du christianisme ». En quelque sorte malgré cette réduction au dogme, subsiste dans nos pays de vieille chrétienté ce qu’il appelle un « humus » inspirant « des comportements généreux et des engagements volontaires ». Qu’ils le sachent ou non, nos contemporains restent imprégnés de christianisme, à la différence de Mussolini qui affirmait que le catholicisme était une « paganisation du christianisme », ajoutant : « C’est pour cela que je suis catholique et antichrétien ».
À ce « national-catholicisme » dont il analyse avec précision les différentes variantes, espagnole ou portugaise autrefois, et aujourd’hui hongroise ou polonaise, Riccardi oppose la tradition démocrate-chrétienne qui l’a façonné en Italie. Mais le plus important n’est pas là. Dans des pages stimulantes, il expose ce qu’il appelle la « théologie des nations » de Jean-Paul II comme génial dépassement du dilemme foi-culture et brosse un tableau très juste de la complexité et de la profondeur des idées de ce grand pape, si incompris chez nous parce que si vite classifié comme pape réactionnaire par certains ou revendiqué de manière exclusiviste par les mouvements pro life sur les thèmes qui leur tiennent à cœur.
À ces pages sur le pape Woytyla succède un tableau du pontificat de son successeur assez juste mais plus restreint puisqu’il se focalise sur la rupture qu’a constituée sa renonciation. Riccardi souligne à quel point « la démission a constitué un point de bascule » car « rien ne perdure plus, pas même le pape de Rome » : ainsi est ouverte la voie au « libre examen des actions et décisions de tout pape ».
Mais l’élection de François a changé la donne. Le portrait qu’en donne Riccardi est certainement le plus réussi avec celui de Jean-Paul II, dont il n’hésite pas à le rapprocher tout en soulignant les différences entre les deux hommes : « Le leadership de Bergoglio a été reconnu sur la scène internationale (…). Quelque chose de semblable à ce qui s’était passé avec Wojtyla s’est reproduit. Mais la familiarité de Wojtyla conservait (…) un aspect de « souverain messianique », tandis que Bergoglio est un religieux et un homme ordinaire sans façons. »
Avec François, la vieille Europe s’est soudain découverte périphérique par rapport au reste du monde, comme si jusque-là elle n’en avait pas eu conscience. « Le pape argentin a dépassé le dernier vestige du légitimisme catholique ». Ce faisant, il nous a placés devant l’évidence que l’histoire devait désormais s’écrire avec tous les peuples, et d’abord ceux que la faim ou l’instabilité politique pousse à se transformer en migrants. Décidément, « sa vision géopolitique a chamboulé ce qu’il y avait d’impérial dans la posture catholique, un centre, des régions limitrophes et des périphéries ».
À l’idée ratzingérienne de « minorités créatives » pour assurer l’avenir du catholicisme, François préfère « l’Église des peuples, évangélisatrice à l’échelle mondiale » : son attachement à la religion populaire rejoint par d’autres biais la pensée de Jean-Paul II sur la théologie des nations, mais avec une insistance plus grande sur l’Église des pauvres et la sainteté authentique qui s’en dégage. De cette idée procède aussi la conception bergoglienne de l’Europe et de son avenir : une Europe, déclarait-il en recevant le prix Charlemagne, qui ne tourne pas autour de l’économie, mais autour de la sacralité de la personne humaine ; une Europe qui n’est pas effrayée et repliée sur elle-même, mais « protagoniste » du dialogue entre les peuples.
Le pontificat de François oblige finalement à se poser la question de l’avenir de l’Église à partir d’une Église immergée « dans l’histoire » et qui ne cherche pas seulement à s’adapter à elle. Cet avenir doit selon Riccardi être pensé à partir des deux encycliques sociales et « franciscaines » Laudato si’ et Fratelli tutti, deux volets sur la fraternité à l’égard de la création et à l’égard de l’humanité. On y trouve un christianisme qui parle à l’humanité d’aujourd’hui à partir de ce qui fait sa vie quotidienne, sans renoncer pour autant à être christologique et eschatologique ; un christianisme qui place les pauvres au centre de la vie chrétienne comme signe par excellence de Jésus, « lieu théologique et existentiel pour le chrétien et la communauté ». À l’inverse, « confiner Dieu dans la religion et dans l’église » pourrait bien donner l’impression de sauver ce qui peut l’être, mais finirait par condamner la foi chrétienne à « l’insignifiance ».
Oui, l’Église est en crise, mais, martèle Riccardi, « la crise n’est pas le déclin ». L’Église est en crise, mais la crise signifie la lutte, et sa condition « agonique » est sa raison d’être car elle existe pour faire refluer le mal. Riccardi achève ainsi son ouvrage par un chapitre moins abouti peut-être mais très stimulant intitulé « Y a-t-il un avenir ? », et cite en conclusion ces propos du Père Men, une des dernières victimes du KGB en 1990 : « Il n’y a que des hommes bornés pour s’imaginer que le christianisme est achevé (…) L’histoire du christianisme ne fait que commencer ! » Et Riccardi de renchérir : « Davantage qu’une institution à conserver, le christianisme est une réalité de notre avenir. »
Jean-Pierre Batut, évêque de Blois
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