Le mage du Kremlin de Giuliano Da Empoli (Gallimard, 2022)

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 15 mars 2023, n°13 à propos de Le mage du Kremlin de Giuliano Da Empoli (Gallimard, 2022)

Le mage du Kremlin est l’un des romans importants publiés ces derniers mois. Il a semblé à l’OFC qu’il méritait une fiche plus longue, proposant deux regards à son sujet.

Le Mage du Kremlin : retour sur un succès                                        Par Isabelle Richebé

Avec un tirage à 300 000 exemplaires et une trentaine d’éditions à travers le monde Giuliano da Empoli faisait, en 2022, une entrée fracassante dans la littérature avec son premier roman Le Mage du Kremlin.

Sa parution suivant de près l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes contribua, sans doute, à lancer l’ouvrage mais cette coïncidence fortuite ne suffit pas à expliquer les raisons de la rencontre d’une œuvre avec un si large public ni en quoi ce roman peut être qualifié d’important. Quelques traits de la biographie de Giuliano da Empoli sont sans doute utiles à connaître pour comprendre d’où il vient et comment lui est venue l’idée d’une fiction pour rendre compte du pouvoir d’un conseiller en communication de Vladimir Poutine. La dimension russe de ce roman sera aussi à examiner pour en comprendre les raisons du succès.

Organiser le chaos

Surdoué publiant à l’âge de 22 ans un premier essai consacré aux difficultés de sa génération dans l’Italie des années 90, Giuliano da Empoli a par la suite multiplié les axes d’analyses de la vie civile et politique au moment de la montée du populisme dans son pays. En 2017, il publie La rage et l’algorithme dans lequel il scrute les raisons du succès du mouvement « 5 étoiles » et élargit ensuite son spectre aux mouvements populistes à travers le monde avec, en 2019 Les ingénieurs du chaos. L’essai, remarqué, sera traduit en une douzaine de langues et démontre comment ces nouveaux savants, experts en stratégie de marketing politique, sont passés maîtres dans l’art de manipuler situations et sentiments grâce aux réseaux sociaux. Ces fameux spin doctors qui transforment la rage en or au profit des leaders populistes sont les artisans de leurs victoires. « Derrière les apparences débridées du Carnaval populiste, se cache le travail acharné de dizaine de spin doctors, d’idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts en Big Data, sans lesquels les leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir. » insiste l’essayiste.

Leur méthode? Contrairement aux idées reçues, ils ne cherchent pas à unir les foules autour d’un projet commun mais s’emploient à fabriquer de toute pièce ou bien à attiser des phénomènes d’indignations, de colères de tous bords et simultanément de mettre en concurrence ces passions contradictoires de manière à créer la sensation du chaos favorisant l’émergence du leader populiste. Le comble de cette méthodologie du chaos nous dit da Empoli, étant que « la révélation de la manipulation fait partie de la manipulation ». Par quel sortilège? En produisant un sentiment de fatalisme, un « à quoi bon » producteur d’apathie qui servira de précieux auxiliaire au régime.

Le passage à la fiction

C’est donc fort de sa plongée dans les entrailles du royaume des faux-semblants que notre essayiste a conçu ce premier roman dont le héros Vadim Baranov est largement inspiré de Vladislav Sourkov, éminence grise de Vladimir Poutine durant près de vingt ans.

La page de garde prévient « Ce roman est inspiré de faits et de personnages réels, à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s’agit néanmoins d’une véritable histoire russe » et, en effet, nous allons suivre la mise sur orbite de Vladimir Poutine, son accession au pouvoir, ses soutiens passés ou actuels, ses opposants à travers une riche galerie de portraits. Ils sont tous là, les Bérézovski, Khodorkovski, Kasparov, Setchine, jusqu’au sinistre Prigojine, tous à l’exception de Sourkov qui n’apparaît pas sous son nom réel.

Car notre apprenti romancier est aussi un habile marionnettiste qui s’emploie à brouiller les pistes entre le vrai façonneur d’image et son double fictif. Ils auront en commun une formation au Théâtre d’art de Moscou dont ils se serviront en politique en important les méthodes du théâtre d’avant-garde au moyen de réalités fictives et mouvantes, tous deux sont cultivés et détonnent en occupant une place à part au sein de la Cour, leur cynisme ne les empêchent pas de servir fidèlement le Tsar, de créer de faux partis d’opposition et d’être les grands scénographes du Donbass en imaginant et distribuant les rôles.

A quelle nécessité répond alors la création du Mage? Et d’ailleurs choisir de traiter la question des manipulations politiques sous forme romanesque ne débouche-t-elle pas « sur un plaidoyer en faveur de Poutine » (Cécile Vassié, Desk Russie, décembre 2022) A l’inverse, Thibault Laffont de la Fondation Tocqueville, loue la justesse de la figure du mage « qui pratique les sciences occultes et possède le pouvoir de modifier la matière, ou sa représentation chez les autres » en soulignant le caractère ambivalent d’un personnage doté de pouvoirs maléfiques mais aussi enchanteurs.

Giuliano da Empoli explique son envie de passer d’une approche analytique des phénomènes à l’approche romanesque pour en découvrir des réalités non dévoilées et que seule la littérature met au jour. Il lui fallait plonger dans la psychologie d’un conseiller politique de Poutine pour y chercher une porte d’entrée différente car « paradoxalement, la fiction est l’unique vecteur qui permet de toucher à une forme de vérité. »

Le succès rencontré par son roman lui donne raison, tant il est vrai que l’incarnation de ce conseiller occulte nous a permis de comprendre le business de la désinformation à grande échelle et nous aide à mieux distinguer le réel du virtuel.

Un roman russe ?

Le décor y est, les références culturelles abondent, les grands noms de la culture russe parsèment le récit et la figure tutélaire d’Evguéni Ivanovitch Zamiatine se présente comme une clé ouvrant de nombreuses portes: celle d’entrée en matière entre le narrateur et le Mage, celle d’un écrivain qui avait tôt compris la dérive totalitaire du régime bolchevique en publiant dès 1922 sa dystopie glaçante Nous autres , enfin la porte de notre époque avec une réflexion désabusée sur le monde lisse des algorithmes et leurs plateformes numériques de moins en moins contrôlables. Celui des habits neufs des Grands Inquisiteurs qui se présentent en maîtres inoffensifs dans la lumière bleutée des écrans pour surveiller, orienter et punir la foule immense d’utilisateurs tombés, malgré eux, dans la servitude volontaire. Un bémol toutefois à cette appellation de roman russe puisqu’il lui manque une dimension de compassion, si caractéristique cette littérature et antidote à l’idéologie de la force. Un second roman en puissance ?

Tout pour le pouvoir                                                                  Par Pascal Wintzer

Couronné par le grand prix du roman de l’Académie française, certainement que Le mage du Kremlin est un sinon le meilleur roman français de 2022. Ce prix a servi de prétexte pour ne pas lui attribuer le Prix Goncourt… au risque de couronner, en 2022, un roman assez faible. Excellent livre, Le mage du Kremlin l’est par sa langue avant tout, mais aussi par l’actualité de son sujet, au moment de la guerre d’agression que mène la Russie contre l’Ukraine. Il y sera question des luttes d’influence au plus haut sommet du pouvoir politique russe après la chute du régime soviétique. Un régime est tombé, mais les pratiques demeurent, aussi cet humour par lequel le peuple russe gardait une forme de liberté au regard des régimes totalitaires. « Sais-tu ce qu’est un duo soviétique ? Un quatuor qui est allé en tournée à l’étranger. » p. 39.

Le roman développe de belles interrogations sur l’exercice du pouvoir. « La plupart des hommes de pouvoir tirent leur aura de la position qu’ils occupent. A partir du moment où ils la perdent, c’est comme si la prise avait été arrachée. Ils se dégonflent comme ces poupées qui se trouvent à l’entrée des parcs d’attraction. On les croise dans la rue et on ne réussit pas à comprendre comment un type de ce genre a pu susciter autant de passions » p. 13. « La première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l’autorité » p. 225.

« Ce n’est qu’en début d’après-midi que le cortège présidentiel se met en route pour le Kremlin. Les rues ont été fermées à la circulation une demi-heure plus tôt. A chaque croisement, une voiture de la milice assure que la solitude du Tsar soit préservée » p. 262. 4 A Moscou au début des années 2000, je me souviens, alors que la nuit était avancée et les rues désertes, qu’une limousine, entourée de motos de sécurité, passait sous nos yeux. Une russe précisa que c’était Poutine qui regagnait sa résidence personnelle.

« Le labrador est le seul conseiller en lequel Poutine a entièrement confiance. Il le fait courir dans le parc, il va avec lui au bureau. Pour le reste, le Tsar est complètement seul […]. Le Tsar vit dans un monde où même les meilleurs amis se transforment en courtisans ou en ennemis implacables, et la plupart du temps les deux à la fois » p. 266.

L’ère Poutine, la popularité dont il jouit dans son pays s’explique en particulier par l’humiliation vécue sous l’ère Eltsine. « Moscou n’était plus la capitale de l’empire. Elle était devenue la métropole des portables qui sonnaient pendant les représentations du Bolchoï et des fusils automatiques qui servaient à régler les comptes entre mafieux qui imposaient la loi de la jungle. Ce n’était plus le Kremlin qui donnait le la, mais l’argent » p. 105.

Or, la Russie se sait différente des mœurs américaines. Elle est habitée d’un idéal puissant qui fut mis à mal, aussi dans l’image qu’Eltsine donnait de lui-même. Le livre rappelle cette scène humiliante où Bill Clinton fut pris de fou-rire face au Président russe. « Les Russes ne sont pas et ne seront jamais comme les Américains. Cela ne leur suffit pas de mettre de l’argent de côté pour s’acheter un lave-vaisselle. Ils veulent faire partie de quelque chose d’unique. Ils sont prêts à se sacrifier pour ça. Nous avons le devoir de leur restituer une perspective qui aille au-delà du prochain versement mensuel pour la voiture. Ce qu’il faut, c’est l’unité. Un mouvement qui redonne de la dignité aux gens » p. 86.

« Mes-toi une chose en tête, Vadia, les marchands n’ont jamais dirigé la Russie. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas capables d’assurer les deux choses que les Russes demandent à l’Etat : l’ordre à l’intérieur et la puissance à l’extérieur. Seulement deux fois, pour deux brèves périodes, les marchands ont gouverné notre pays : quelques mois après la révolution de 1917, avant l’avènement des bolchéviques, et quelques années après la chute du Mur, pendant la période d’Eltsine. Et quel a été le résultat ? Le chaos » p. 162-163.

« La force a toujours été le cœur de l’Etat russe, sa raison d’être. Notre devoir n’est pas uniquement de restaurer la verticale du pouvoir. Nous devons créer une nouvelle élite de patriotes, prêts à tout pour défendre l’indépendance de la Russie » p. 164.

A travers la figure d’un conseiller de l’ombre, on suit cette évolution du pouvoir russe, avec, au centre, « le Tsar », Vladimir Poutine. « Nous ne sommes plus une république, nous sommes de nouveau un empire : nous conquérons de nouvelles terres, nous avons déjà un tsar à notre tête : Sa Majesté impériale Vladimir Poutine ! » p. 245.

En lui, se reconnaissent les Russes désireux de respect, de sérieux. « Le Tsar est comme vous. Il appartient à la race des conquérants. Il est fait pour être votre chef, le chef de tous les vrais patriotes de ce pays. N’est-ce pas lui qui a remis debout la Russie ? Pourquoi crois-tu que les Américains veulent se libérer de lui ? Parce qu’ils ne supportent qu’une Russie à genoux, ils n’acceptant pas que quelqu’un puisse s’opposer à leur hégémonie » p. 185.

De bien des manières Poutine se distingue de Staline, ce qui les rapproche c’est la puissance, la totale puissance exercée sur les autres Da Empoli rappelle comment l’opéra de Chostakovitch, Lady Macbeth de Mtsensk, suscita la réprobation de Staline et conclut : « dans l’œuvre stalinienne, il n’y a de place que pour les instincts bestiaux que d’un seul. On applique à la lettre l’injonction de Lénine : ‘’il est nécessaire de rêver’’, mais le seul rêve permis est celui de Staline ; tous les autres doivent être supprimés » p. 32.

Chez Poutine, pas d’instincts bestiaux – « Je notai pour la première fois la complète indifférence de Poutine à la nourriture, comme il m’arrivait plus tard de constater la parfaite insensibilité du Tsar aux autres plaisirs qui adoucissent la vie. Comme dit Faust, ‘’qui commande doit trouver son bonheur dans le commandement’’ » p. 99 – mais le pouvoir, le pouvoir pour lui-même, comme seul but et pour lequel tout doit céder. « Chez vous, l’argent est essentiel, c’est la base de tout. Ici, je vous assure, ce n’est pas comme ça. Seul le privilège compte en Russie, la proximité du pouvoir » p. 49.

Poutine vient du FSB, c’est là que des conseillers d’Eltsine allèrent le chercher, dans son petit bureau sans charme, portant un costume gris et arborant un visage sans expression. Comme ils faisaient la pluie et le beau temps, il n’y avait pas de raison que cela change… « Ce n’est pas un espion. Ton chef travaillait pour le contre-espionnage. Ce n’est pas la même chose du tout ! Tu sais quelle est la différence ? Que les espions cherchent des informations exactes, c’est leur métier. Le métier des gens du contre-espionnage en revanche est d’être paranoïaques. Voir des complots partout, des traites, les inventer quand on en a besoin : ils ont été formés comme ça, la paranoïa fait partie de leurs obligations professionnelles » p. 169. Le peuple russe est-il entré dans cette paranoïa ? En tout cas la propagande et les médias d’Etat qui, peu à peu deviennent les seules autorités, la nourrissent et travaillent ainsi à rendre légitime l’élimination des « ennemis » de la Russie unie.

« Quand il a vu les foules déchaînées, financées par Georges Soros, par le Congrès américain, par l’Union européenne, occuper Tbilissi, Kiev, Bichkek et annuler avec violence le résultat des élections, le Tsar a finalement compris. Le véritable objectif, c’était lui. S’il laissait passer sans réagir la subversion orange, la contagion s’étendrait à la Russie, renversant son pouvoir pour ériger à sa place un fantoche de l’Occident » p. 206.

Face à un pourvoir paranoïaque et tyrannique, que pèsent la raison et la diplomatie ?

+ Pascal Wintzer

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