Lassitude d’espérer à propos des Herbes sèches, film de Nuri Bilge Ceylan

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 19 juillet 2023, n°27, à propos du film les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan

Lassitude d’espérer. 

Il faut se réjouir que, depuis quelques années, la période estivale devienne aussi un moment où sortent sur les écrans des films importants, à la fois des films populaires, ce mois de juillet, le nouveau numéro de Mission impossible, comme des films plus ambitieux. On sait qu’aux Etats-Unis, la grande saison de la sortie des films, c’est l’été, on peut se féliciter que, sur ce point, la France emboite le pas de notre voisin d’outre-Atlantique. L’été est en effet une période plus propice à donner du temps pour fréquenter les salles de cinéma.

On ne manquera pas de le faire pour goûter le dernier film de Nuri Bilde Ceylan, Les herbes sèches. J’espère que beaucoup ont déjà apprécié ses précédents films – il est l’un des plus grands artistes actuels du 7ème art. Son dernier opus, sur les écrans depuis le 12 juillet, demande que l’on sache prendre son temps ; le film dure 3h15, mais il nous a habitués à une telle durée. Chacun le sait, certains discours lassent dès leurs cinq premières minutes, d’autres nous transportent.

Les herbes sèches rappelle que la qualité suppose du temps, j’entends ici la qualité des relations humaines. Il faut de la patience pour apprendre à écouter une personne. On mesure le travail demandé pour produire de telles œuvres. Les dialogues y occupent une place prépondérante, ils sont écrits à la virgule prêt, le réalisateur impose un énorme travail aux acteurs dont on mesure la richesse de leur métier. Mais on se tromperait à n’insister que sur la parole, Nuri Bilge Ceylan a un sens exceptionnel du cadre et de l’image ; il le manifeste aussi par, à tel ou tel moment du film, des photos qui sont autant de portraits magnifiques. Et puis, il y a la neige, de l’est de la Turquie, la lumière étudiée, beaucoup de scènes sont filmées dans des intérieurs à peine éclairés. Oui, une œuvre exceptionnelle de qualité, mais, je l’ai dit, son auteur nous a habitués à cela.

Mais, de quoi s’agit-il ? Certes, avant tout une œuvre artistique, qui n’a pas d’autre ambition que de servir son art. Ceci est à souligner au moment du récent décès de Milan Kundera. On sait qu’il répugnait à voir dans ses livres autre chose qu’un travail littéraire, encore moins quelque chose qui pourrait être utilisé pour un autre motif. Les herbes sèches ne se déroule cependant pas dans un monde qui serait étranger au nôtre. Il y est question du terrorisme, des troubles dans l’est de la Turquie, de la place des femmes et de la religion, des troubles de l’adolescence aussi ; mais, le film ne se met pas au service d’une démonstration, quelle qu’elle soit. Alors… de quoi est-il question ?

Et qui occupe plus de trois heures ? Nous suivons quelques mois d’une année scolaire d’un professeur d’art plastique dans un collège rural des hauts plateaux d’Anatolie. Il a pour projet, après avoir donné quatre années de sa vie à ce « trou », d’obtenir un poste à Istanbul, mais, avec un collègue dont il partage le logement, il est accusé de rapports de trop grande proximité avec des élèves – en fait, une sorte de vengeance d’une de ses élèves. Avec son collègue ils font la connaissance d’une enseignante de la ville voisine, amputée en-dessous d’un genoux, à la suite d’un attentat dont elle comptait parmi les victimes. Il n’y a pas de « héros », dans ce film, mais des personnes ordinaires, dont les actes, les choix, les paroles ont des motivations souvent mélangées. Les trois personnages principaux, que montre cette photo, sont célibataires, incapables semble-t-il de construire quelque chose de durable, tant dans le domaine privé que public, ceci est encore plus flagrant pour les deux hommes, la femme dispose toujours de ses capacités de révolte et d’engagement.

Cependant les trois partagent ce qu’eux-mêmes expriment dans les termes d’une « lassitude d’espérer ». En effet, à quoi bon s’engager ? Quelque chose peut-il être changé au monde et à sa vie. Ceci résonne avec une sorte de pessimisme pratique, ordinaire, qui marque nombre de personnes et de sociétés ; Nuri Bilge Ceylan donne de le sentir avec une grande finesse.

Je dois aussi souligner le jeu exceptionnel des enfants du collège, dont cette adolescente qui sera le grain de sable révélateur de dysfonctionnements existentiels. Il y a la neige, la nuit, les paysages, mais aussi le ridicule d’un recteur dont la seule occupation semble être de considérer des graphiques sur son ordinateur… je vous dis que ceci se passe en Turquie !

Nuri Bilge Ceylan est imprégné de littérature russe, il le revendique et on le perçoit à ses films, la référence à Tchekhov est fréquente au sujet de son art. Ceci est aussi une invitation à ne pas craindre les heures voire les jours nécessaires à lire les chefs-d’œuvre de Dostoïevski et de Tolstoï. Il montre combien nous aurions tort de ne pas mieux connaître la grande culture turque, je parle ici de cinéma, et j’ajoute la littérature avec le prix Nobel Orhan Pamuk. Enfin, j’ai dit la grande qualité des acteurs ; l’actrice principale, a obtenu le prix d’interprétation féminine au dernier festival de Cannes.

+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers

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