Coup de Chance de Woody Allen: un pas de côté qui met dans le mille

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 27 septembre 2023, n°34 à propos du film Coup de Chance

Un pas de côté qui met dans le mille

Coup de Chance : le cinquantième long-métrage de Woody Allen est en français ! Ne faut-il y voir qu’une transposition, dans une langue nouvelle, de ses intrigues habituelles ? Tout semble y pousser : le générique d’entrée, l’épure de l’intrigue, les dialogues entre acteurs ou même la surprise finale, qui nous situe dans la ligne de Match Point ou de L’homme irrationnel. Le style du maître est bien là. Les acteurs jouent avec bonheur. Les spectateurs se laissent porter par un rythme presque familier. Et pourtant tout est décalé.

Il serait facile de prétexter la différence d’environnement pour reprocher au réalisateur américain d’ourdir sa trame dans une culture qui n’est pas la sienne. Ou même, de façon plus suffisante, de filmer en français une société qui n’existe qu’aux États-Unis. Mais l’histoire, basée sur un classique triangle amoureux, revêt une portée universelle. Surtout, le malaise qui ne cesse de croître à mesure que le film progresse, loin d’être dû à la démarche approximative d’un cinéaste tournant hors de son pré carré, résulte au contraire de l’irréfutable clairvoyance que son regard singulier nous manifeste au travers des apparences les plus futiles.

Oui, cette société rassasiée et complaisante dépasse largement New-York, étalant à Paris et ailleurs son appétit de luxe et son vide existentiel. De l’avenue Montaigne à Barbizon, de la conquête des femmes à l’achat des œuvres d’art, de la jouissance de soi aux chasses sans danger, Woody traverse à quatre-vingt-sept ans un entre-soi désormais international pour y chercher la chose la plus rare et la plus précieuse, en un sens la plus choquante : la part d’humanité qui subsiste, irréductible, en chaque individu. C’est bien l’humanité qui apparaît maintenant comme une réalité décalée et, en un sens, chacun des protagonistes n’est rachetable que par ses propres contradictions, ne pouvant se trouver qu’à côté de lui-même. Cela vaut de la jeune héroïne rebelle cédant consciemment aux consolations de l’argent (voluptueuse et ironique Lou de Laâge), du mari monstrueux et pourtant fissuré (inoubliable Melvil Poupaud), de la belle-mère si conventionnelle et si perspicace dans sa capacité à dialoguer avec chacun (formidable Valérie Lemercier)¹…

En d’autres termes, notre réalisateur ne se laisse pas décourager par le clinquant contemporain, résolu à aimer ses personnages – jusqu’aux plus haïssables² . Cela se manifeste avant tout par une mise en scène qui suit, précède et accompagne chacun et tous en un constant hommage aux réalisateurs français de la Nouvelle Vague, Godard d’abord, mais tant d’autres³ . Avec des moments de grâce typiquement “alleniens” où soudain les acteurs transpercent l’écran et rejoignent le spectateur en plein cœur : qu’il suffise d’évoquer la scène où l’héroïne assise déclare qu’elle se sent déraper, permettant ainsi à son amoureux de bondir jusqu’à elle, ou le plan où le jaloux obsessionnel évoque le plaisir des amants réunis, se figeant en un rictus de haine douloureuse4 .

Avec le recul, donc, tous ces décalages (de scénario, de mise en scène, de dialogues, de mouvements) sont non seulement conscients mais parfaitement maitrisés. L’homme aux cinquante films pourrait reprendre à son compte la phrase de la belle-mère qu’on croirait négligeable quand elle déclare que ce n’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire des grimaces. Il l’a par exemple indiqué à propos de la musique, ayant ici cherché une bande-son jazzy mais qui n’appartienne pas à son répertoire habituel, plus heurtée, à l’image de la période des années 60 et 70 en Europe.

Il est vrai que, sous des dehors légers, parfois humoristiques, la violence ici décrite atteint des sommets peut-être inédits chez l’auteur de Match Point. La disparition de l’amant, notamment, où rien n’est montré directement mais où tout est évoqué sans fard, manifeste la puissance irrépressible du mal quand l’argent le convoque. À vrai dire, même les ragots médiocres des blasés mondains devraient nous arracher des cris.

À ce point, qu’il nous soit permis d’hasarder une hypothèse. Comme souvent, Woody Allen conte ici une parabole. Parabole toute personnelle d’abord, où les artistes sont victimes de puissants infiniment plus corrompus qu’eux, au point qu’il faut un « coup de chance » (coup de théâtre ?) pour pouvoir y survivre – ce qui n’est pas donné à tous. Mais au-delà de son cas singulier, comment ne pas songer à la dénonciation d’un système où ceux qui « rendent les riches plus riches » rêvent de construire un monde programmable à volonté, tel un réseau de rails, d’où les perturbateurs capables de sentiments ou de conscience soient écartés une fois pour toutes ?

Malgré toute la violence du monde, des êtres singuliers (qui avaient « une chance sur 400 milliards d’exister ») se révèlent capables de vivre, d’aimer et parfois de laisser une trace de cet amour, sous la forme d’une œuvre. À côté de laquelle la cruauté passera sans la voir. Coup de chance ? Coup de grâce ?

Denis Dupont-Fauville 16 septembre 2023

1 La liste peut se prolonger avec l’amant éperdu et velléitaire (au sort tragique mais au fruit inattendu), le détective sans illusions et mettant en garde contre la possession de la vérité, l’enquêtrice famélique et avide, les amis complaisants et ironiques…

2 Cela ne vaut pas seulement du « grand méchant » Melvil Poupaud. Pourquoi nous faire entendre que l’assassin roumain a le souci de son frère, avant de lui permettre d’échapper à l’engrenage qui le guettait ?

3Truffaut, Resnais, Chabrol… les cinéphiles sont à la fête. Le travail du chef opérateur Vittorio Soraro mérite d’être signalé, d’autant qu’il évite l’écueil des simples “citations” pour donner un équivalent actuel du traitement par les grands anciens de situations perpétuellement recommencées.

4 Sans oublier les séquences où, symétriquement, le spectateur se retrouve projeté, comme lorsque la femme est forcée par son mari à montrer le billet de loterie qu’elle a acquis, en une vertigineuse métaphore du viol conjugal.

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