Michel Houellebecq, anéantir

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 16 février 2022 à propos de l’ouvrage Anéantir de Michel Houellebecq.

Un livre, c’est aussi… un objet ; il s’exprime par la manière dont il se présente. Michel Houellebecq, qui ne fait sans doute rien par hasard, a voulu donner à Anéantir un poids physique inhabituel au regard des usages de l’édition française. Il s’agit du nombre des pages, de la qualité du papier, de la reliure, du signet, etc. Il n’est cependant pas allé jusqu’au papier bible ! Il est vrai que les Français sont heureusement très peu entrés dans le numérique, la lecture des œuvres littéraires comme celle des essais continue à se faire sur du papier. C’est heureux. Quant à Anéantir, on ne saurait cependant juger de la qualité d’une œuvre à l’objet qui se met à son service, même si l’on aime cette qualité.

Le mage Houellebecq 

La livraison de janvier 2022 permet de retrouver le Houellebecq que l’on apprécie, le contempteur des petits et grands travers des européens de l’Ouest du début du XIXe siècle. Humour, ironie, sens de l’observation et de la narration… Michel Houellebecq sait toujours nous remettre devant nos dysfonctionnements. Il se situe dans la lignée d’un Balzac, écrivain auquel plusieurs fois fait référence son dernier roman. Par exemple, il  souligne en le dénonçant cet usage qui conduit à user de mots issus du langage affectif, alors que ceci n’est  qu’un moyen, non conscient ? d’imposer un mode de relations qui aliène plutôt qu’il ne libère. « ‘’Votre papa a été hospitalisé à 8 heures 17 ce matin.’’ Elle disait ‘’papa’’ elle aussi, c’était effrayant, ça  faisait partie des consignes officielles, de commencer par infantiliser les proches ? Il avait presque cinquante  ans, ça faisait bien longtemps qu’il n’appelait plus son père ‘’papa’’, est-ce qu’elle-même appelait son père  ‘’papa’’ ; ça l’aurait étonné » (p. 66).

Pour un prochain livre, je conseillerais à Michel Houellebecq d’écrire au sujet de cet objet si pénible qu’est le  sac-à-dos. Heureusement interdit dans les musées, car risquant d’abimer une œuvre, il est autorisé partout  ailleurs : un coup de sac à dos – qui double le volume de son porteur – à une autre personne semble moins  grave que ce qui serait un risque pour un tableau.

Il est sans doute excessif de faire de Houellebecq un prophète, Charlie Hebdo le qualifiait de « mage » …  J’invite ici à retourner voir le dessin que ce titre accompagnait. Sur cette page, il est question des dents, elles  prendront une place importante dans les dernières 200 pages d’Anéantir, les plus belles et les plus fortes. Il serait très hasardeux de tirer trop vite des conclusions des écrits de Michel Houellebecq. Il aime brouiller  les pistes. Dans ce qu’il écrit, mais aussi dans ses choix d’expression : roman, poésie, films, musique, etc. Mais, prenons le risque de nous tromper et d’attribuer à Houellebecq ce qu’il n’écrit pas, ne veut pas dire,  ne pense pas… essayons quand même.

Les EHPAD ou la vie 

Anéantir est un roman d’amour, un beau récit familial. Comme habituellement c’est le roman d’une humanité  incarnée, charnelle, les corps y ont toute leur place, le plaisir, la douleur, la souffrance… Face à une société  qui enlève aux êtres humains leur corps, qui les traite comme des objets et des symptômes, Houellebecq  plaide pour ce qui seul honore l’homme, la relation.

Il oppose ainsi le système des EHPAD, qui interdit la relation, à ce que vit son protagoniste principal, Paul  Raison, à la Pitié-Salpêtrière. Là, des médecins, ont su entendre qui il est et « permettre » que le soin de la  toute la personne soit pris en compte.

« C’est un cancer sérieux que vous avez. Déjà le pronostic quand l’os est atteint n’est pas bon, par rapport  aux autres cancers ORL : 25% à cinq ans. Si vous refusez la chirurgie, il va encore baisser. Vous voulez dire, l’interrompit Paul, que je devrais me faire enlever la mâchoire et couper la langue pour  avoir une chance sur quatre de survivre ? » (p. 630).

Proximité toujours étonnante entre les livres de Michel Houellebecq et l’actualité présente au moment de  leur parution : Anéantir sort au moment où, à nouveau, les EHPAD, non leurs personnels mais leur système,  sont pointés du doigt. Avant même le récent livre consacré au premier groupe privé d’EHPAD, la pandémie  avait montré combien le règlement, l’administratif, la survie biologique prenaient le pas sur les personnes.

« Les EHPAD ont une mauvaise réputation, et c’est loin d’être injustifié, il est vrai que dans l’ensemble ce  sont des mouroirs ignobles, je ne devrais peut-être pas dire ça mais à mon avis les EHPAD sont l’une des plus  grosses hontes du système médical français » (p. 190). « Il y a un responsable administratif qui dirige l’EHPAD.  C’est quelqu’un qu’on n’a jamais vu. Ils ne veulent plus que Madeleine – (Madeleine est la compagne du père  de Paul. Elle a une formation dans les métiers du soin) – s’occupe de papa, qu’elle le lave, qu’elle le promène,  elle n’a plus le droit de manœuvrer elle-même le fauteuil roulant. Ils ne veulent pas non plus qu’elle dorme  sur place. Ils disent que c’est contraire aux normes d’hygiène et de sécurité » p. (417-418).

Face aux solutions simples de certains leaders politiques, d’autres de ces leaders ont souligné la complexité  du monde et de nos sociétés « avancées ». Certes… cependant, lorsque la complexité sert à entretenir un  système, à la justifier, à éviter qu’il soit remis en cause, elle n’est plus au service de la pensée, encore moins  des personnes dans leur richesse et leur mystère, mais entretient des pratiques de désincarnation.

« Était-il responsable de ce monde ? Dans une mesure oui, il appartenait à l’appareil d’État, pourtant il  n’aimait pas ce monde. Et Bruno, il le savait, ce serait lui aussi senti mal à l’aise avec ces burgers de création,  ces espaces zen où l’on pouvait se faire masser les cervicales le temps du trajet en écoutant des chansons  d’oiseaux, cet étrange étiquetage des bagages ‘’pour raisons de sécurité’’, enfin avec la tournure générale  que les choses avaient prises, avec cette ambiance pseudo-ludique, mais en réalité d’une normativité quasi  fasciste, qui avaient peu à peu infecté les moindres recoins de la vie quotidienne » (p. 130-131).

Les grands organismes collectifs qui, dans le passé, ont contribué à construire nos sociétés, semblent de plus  en plus disqualifiés pour cette tâche. Ceci concerne aussi les religions, dans leurs fonctionnements  institutionnels. Elles aussi sont frappées de cette impuissance dont on s’excuse à bon compte en invoquant  la complexité.

Lire et faire l’amour 

Il faut aussi souligner que, loin de plaider pour un hédonisme facile, Michel Houellebecq regarde l’être  humain dans sa totalité. Il souligne ainsi qu’on ne saurait ôter ce qui donne du prix à une vie, même lorsque  celle-ci traverse l’épreuve de l’âge, de la maladie : lire et faire l’amour.

« C’était vertigineux comme pensée. Si son père pouvait bander, s’il pouvait lire et contempler le mouvement  des feuilles agitées par le vent, alors, se dit Paul, il ne manquait absolument rien à sa vie » (p. 482). Houellebecq n’est pas sans espérance. Celle-ci, dans Anéantir, prend la forme concrète des relations que  permet la famille, même lorsqu’elle dysfonctionne quelque peu (cf. la sœur de Paul Raison, le mari peu  volontaire de celle-ci, jusqu’à la rencontre, fortuite et pour le moins gênante, que Paul fera de sa nièce). La  famille, mais surtout la relation amoureuse, celle de ces belles 200 dernières pages du roman, une relation  qui vaut tous les soins, qui donne le goût de vivre jusqu’au bout.

« Ils traverseraient ensemble la vallée de l’ombre de la mort. Il y aurait de l’amour physique jusqu’au bout,  elle s’arrangerait. D’une manière ou d’une autre, elle s’arrangerait » (p. 688-689). 2

« Il y a des gens qui sont aimés jusqu’à leurs derniers jours, ceux qui ont eu un mariage heureux par exemple.  C’est loin d’être le cas général, croyez-moi. Dans ce cas, je trouve que la pompe à morphine fait double  emploi, l’amour est suffisant ; en plus, je crois me souvenir que vous n’aimez pas tellement les perfusions »  (p. 723-724).

Le livre et l’homme 

Pourquoi aime-t-on lire Michel Houellebecq, ou bien suivre ses apparitions sur les écrans ? Parce qu’il procure  du plaisir. Avant tout celui de la lecture – et c’est aussi cela qui donne le goût de vivre. Mais le plaisir aussi  du regard narquois qu’il conduit à poser sur la société, mais d’abord sur soi-même. Anéantir répond à ces  attentes.

Houellebecq, c’est « aussi » un corps, un visage, singuliers. Ce sont des vêtements qui, en dehors de ceux  qu’il portait lors de son mariage ou lorsqu’il reçut la Légion d’honneur, ne sacrifient guère à l’esthétique. Un personnage si fort, qui bénéficie de la reconnaissance de notoriété donnée par le fait d’être choisi par  Laurent Gerra dans ses imitations, pourrait occuper tout l’espace, dissimuler l’œuvre. Il faut donc que celle ci soit forte pour résister au personnage, et elle le fait. Pourtant, non dans un combat qui ne pourrait se  conclure que par la destruction de l’un ou de l’autre, mais dans une montée en puissance réciproque. Alors  que le règlement, le système tend à s’imposer sur les êtres vivants, Michel Houellebecq manifeste que le  livre et le corps sont au service l’un de l’autre. Logique que je peux rapprocher de ceux des sacrements  chrétiens, gestes et paroles, signes efficaces de Dieu qui rejoint en la touchant la chair de chacun.

La religion ou la foi 

Le croyant que je suis, l’archevêque aussi (homme d’un système ?), se réjouit que la question religieuse soit  si présente dans les livres d’un des premiers auteurs français d’aujourd’hui. Ceci contribue à donner une  place sociale, culturelle à cette réalité qui, de plus en plus, disparaît de l’horizon de mes contemporains, ou  bien est crainte comme facteur de violences, ou encore revendiquée mais comme simple étendard d’identité  au service de projets dans lesquels Dieu n’existe que, seulement, comme l’usage stratégique d’un nom.

Houellebecq n’est pas exempt de ceci ; Michel Houellebecq… l’homme, l’écrivain, l’observateur… on ne peut  sans doute le préciser. Le livre publié au même moment qu’Anéantir souligne, et c’est un universitaire  poitevin qui rédige ce chapitre, l’influence de la philosophie d’Auguste Comte sur Houellebecq. Cette  référence s’inscrit dans la suite de celles que reçu Auguste Comte, dont celle de Saint-Simon : « Saint-Simon  justifiait l’utilité de la religion non par l’obéissance à un précepte divin transmis aux hommes par le  truchement d’un prophète qui aurait reçu une révélation, mais par son utilité sociale ». (Misère de l’homme  sans Dieu. Michel Houellebecq et la question de la foi. Champs, Essais, Flammarion, 2022, p. 26).

Les ambiguïtés de Houellebecq et de ses œuvres ne sont pas, me semble-t-il, des recherches de dissimulation.  Elles sont expressions d’une volonté de ne pas se laisser enfermer, mais surtout elles conduisent le lecteur à  définir son propre chemin. C’est bien pour cette raison que quiconque écrit, comme je le fais ici, à propos  d’un roman de Houellebecq, parle de lui-même plutôt qu’il ne prétend révéler Michel Houellebecq. Comme  toute personne, il est autre chose que ce qu’il choisit d’exprimer de lui-même et de sa pensée. Puissé-je me  garder de m’approprier qui que ce soit.

« Je suis l’écrivain d’une période nihiliste, et de la souffrance liée au nihilisme. On peut donc imaginer que  des gens, en me lisant, reculent d’horreur et se jettent dans une foi quelconque… pour échapper à ce  nihilisme si brillamment décrit, si je puis me permettre. Donc oui : je suis catholique dans le sens où je donne  l’horreur du monde sans Dieu… mais uniquement dans ce sens-là en fait » (Misère de l’homme sans Dieu.  Michel Houellebecq et la question de la foi. Champs, Essais, Flammarion, 2022, p. 366).

Pour la critique de ce livre, Mgr Pascal Wintzer a été sollicité par le journal La Croix dans laquelle paraîtra  un extrait. 

+ Pascal Wintzer, Archevêque de Poitiers

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