Le mystère saint Thomas

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 10 février 2021 à propos de l’ouvrage : « Le mystère Saint Thomas » de Vincent Aucante.

Thomas l'apotreSaint Thomas intrigue. Comment ce prototype de l’incrédule peut-il être donné en exemple ? Et s’il est allé semer la foi jusqu’au fin fond de l’Asie, pourquoi en reste-t-il si peu ?

Il apparaît à peine dans les évangiles canoniques. Simplement cité par les synoptiques dans leurs listes des douze premiers disciples, il est mentionné trois fois chez saint Jean. D’abord comme trop prompt, se déclarant prêt, avant même saint Pierre, à suivre Jésus jusqu’à la mort (11, 16). Puis, comme trop lent quand, après la Cène, il ne comprend pas où se trouve la place que Jésus annonce avoir préparée pour les siens et demande quel est le chemin (14, 5). Enfin comme sceptique lorsqu’il exige de voir et de toucher le Seigneur ressuscité (20, 24-29).

Sa confession de foi devant l’évidence : « Mon Seigneur et mon Dieu ! », fait de lui, après l’Ascension et la Pentecôte, selon la tradition surtout orientale, un tout autre personnage : un prodigieux évangélisateur, qui ne doute plus. Pour spectaculaire qu’il soit, ce retournement n’est pas exceptionnel. Saint Pierre et saint Paul en sont d’autres exemples. Ce qui est en revanche singulier est que saint Thomas semble bien être allé prêcher plus loin que les autres, et le seul à le faire non pas dans l’Empire romain, mais vers l’Est, plus loin que n’était allé Alexandre le Grand, jusqu’en Extrême-Orient, et non sans succès. Mais les sources documentaires (écrits apocryphes et traces archéologiques) sont problématiques et doivent être interprétées. Tous ces éléments sont cependant assez nombreux, variés et convergents pour que soient incontestables l’ampleur et la signification durable de ce qu’il a accompli.

Vincent Aucante, ingénieur et docteur en philosophie avec une thèse sur Descartes, ancien directeur culturel du Centre Saint-Louis à Rome et du Collège des Bernardins à Paris, fait utilement le point en 150 pages dans Thomas l’apôtre, l’athlète du Christ. Dans un style différent de son essai Barbares, le retour (voir la fiche OFC 2016, n° 33) et de plusieurs ouvrages sur Edith Stein (le dernier en 2019 au Cerf : La Grâce devant soi. Philosophie de la conversion), cette étude savante mais très lisible fait suite à celle qu’il a consacrée chez Salvator en 2017 aux Chrétiens d’Orient en France, chez lesquels saint Thomas est très populaire.
On apprend ainsi qu’il était galiléen, qu’il s’appelait Jude ou Judas à l’origine et que, pour le distinguer de deux autres apôtres du même nom (l’Iscariote qui trahira Jésus, et le frère, encore dit Thaddée, de Jacques le Mineur), il a été désigné comme Thomas, c’est-à-dire « jumeau », mais sans qu’on sache de qui. Il aurait en tout cas été proche de Jésus, peut-être membre de sa famille, et même charpentier lui aussi.

Cette qualification professionnelle n’est pas seulement anecdotique, comme l’explique Vincent Aucante, car « le charpentier à l’époque n’est pas un artisan spécialisé : il construit des bâtiments complets » (p. 25). Cette compétence est reconnue à saint Thomas en un sens rétrospectif et symbolique, comme édificateur de nouvelles Églises : les communautés chrétiennes qu’il fonde, de l’empire des Parthes jusqu’à celui de Chine, en passant par l’Inde et en empruntant les divers itinéraires (terrestres et maritime) de la « route de la soie » qui, jalonnés de petites colonies juives, existent déjà (bien avant Marco Polo) mais sont périodiquement rendus impraticables par des pillards et conquérants venus d’Asie centrale.

Cette réputation d’architecte aurait aussi, selon une légende largement répandue, servi saint Thomas de son vivant. Recommandé comme tel, il se voit condamné parce qu’il a donné aux pauvres tout l’argent qu’il a reçu pour bâtir un palais à un roi. Mais celui-ci pardonne et est converti quand son frère, mort puis ressuscité par l’apôtre, lui décrit la merveilleuse demeure qu’il a pu voir que ce dernier lui a préparée au ciel (p. 77).

En dégageant par recoupements la réalité que recouvrent les enjolivures mythiques, Vincent Aucante raconte les expéditions successives de saint Thomas, dans les vastes régions qui sont actuellement l’Irak, l’Arménie, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan et les autres pays en -stan, l’Inde occidentale, puis méridionale (dont Ceylan) et enfin la Chine, avant un retour en Inde où il meurt martyr et où son tombeau et ses reliques sont toujours vénérés. Le scénario est à chaque fois le même : l’apôtre, secondé par un interprète qu’il a instruit dans la foi, obtient du potentat local, grâce à sa sagesse, sa sainteté et (d’après les récits hagiographiques) quelques miracles, l’établissement d’une communauté de type monastique ou tiers ordre, qu’il confie à son acolyte parlant la langue du pays en repartant pour l’étape suivante de son itinérance évangélisatrice.

Vincent Aucante montre que la mission en Chine, bien que « la plus énigmatique et la plus fugace », a probablement « réellement eu lieu », et que « les autres missions bénéficient d’une attestation comparable à ce que nous savons de celles de saint Pierre » (p. 117). Les apocryphes ne sont pas à rejeter en bloc. L’Église y a puisé, notamment pour la crèche avec le boeuf et l’âne, les noms des rois mages et ceux des parents de la Vierge Marie… (p. 126).

Comment se fait-il que les implantations pourtant réussies par saint Thomas n’aient pas débouché sur des christianisations massives ? Ce manque de résultats gêne manifestement pour reconnaître les mérites de l’apôtre. Vincent Aucante note que « les aléas politiques ont joué un rôle important sur le déroulement de ses missions » (p. 21). On pourrait ajouter que c’est resté vrai après. Il n’a pas trouvé en Orient d’empire aussi vaste et stable que celui de Rome, dont la chute n’a pas entraîné la marginalisation de la foi qui y avait progressivement pris pied malgré les persécutions et qui s’est imposée aux envahisseurs barbares avant d’être coupée des chrétientés orientales par l’irruption de l’islam au VIIe siècle.

La perplexité devant le précurseur de saint François-Xavier, Matteo Ricci et Roberto de Nobili vient aussi de ce qu’il n’appartient pas à un grand ordre religieux et a été enrôlé par les hérétiques gnostiques, comme l’explique Vincent Aucante (p. 130). Mais il est à relever que l’apôtre veille à rester en communion avec l’Église : il revient à Jérusalem spécialement pour le « concile » qui s’y tient (Actes 15) et où se joue l’intégration des non-juifs qui est précisément son oeuvre en Orient (p. 83-86). Il se serait même précipité pour être présent à la Dormition-Assomption de la Vierge (p. 132). Toutes ces performances d’inlassable marathonien qui court jusqu’à son dernier souffle pour être le témoin qui transmet la Bonne Nouvelle justifient la dignité d’« athlète du Christ » que lui décerne Vincent Aucante dans le sous-titre de son livre.

Jean Duchesne

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