Christian Bobin : « Pierre »
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 8 juillet 2020 de Christian Bobin : « Pierre ».
Le titre de cet ouvrage de Christian Bobin est une sorte d’énigme. Certes, on comprend vite qu’il s’agit de Pierre Soulages, mais pourquoi cette virgule juste après le prénom. En règle générale, la virgule permet une séparation entre des phrases. Elle permet d’éviter les contresens. Sa place dans la phrase est donc d’une très grande importance. La virgule introduit aussi une courte pause. C’est comme une porte qui ouvre sur un monde mystérieux. Un prénom suivi d’une virgule est un titre qui sonne comme un chuchotement, une confidence, une amitié… « L’amitié, c’est s’approcher si près du cœur de l’autre qu’on en est à jamais irradié » (p 72). Alors que les points de suspension laissent le lecteur devant un vide, la virgule met en position de guetteur, aux aguets.
C’est bien cela que Christian Bobin veut nous montrer en faisant le récit d’un voyage poétique qui part de Le Creusot, ville où réside Christian Bobin, pour arriver à Sète, ville où réside actuellement Pierre Soulages (originaire de Rodez). Le voyage a eu lieu réellement, mais il s’agit surtout d’une aventure intérieure. Le but est de nous introduire dans une découverte progressive de ce peintre si singulier. Le livre se termine par ces mots : « Ici prend fin le songe d’une nuit d’hiver » (p. 96). Alors laissons la rêverie s’installer en nous à la lecture de ce livre composé, comme Bobin en a l’habitude, de courts chapitres. Les phrases sont d’une telle densité qu’il est bon de relire et relire certains passages, de s’imprégner de la beauté des mots.
Pierre, est une lettre écrite par Christian Bobin, adressée au peintre Pierre Soulages pour lui dire son admiration. Sa longévité : cent ans depuis le vingt-quatre décembre 2019 ! C’est une lettre d’amour, les mots chantent ici comme une cascade. Qu’est-ce que Christian Bobin cherche en écrivant sur Pierre Soulages ? « Je cherche le surgissement d’une présence. (…) Soulages est plus que peintre » (p. 7). Tout a commencé par une voix au téléphone : « Les voix sont ce trésor que les gens vous donnent, même les avares. (…) La voix de Pierre Soulages, c’est la grotte de Lascaux avec de belles lueurs au fond de la gorge. Les gens du midi ont sur la langue la pointe d’un rayon de soleil » (p. 9). La voix du peintre est prise dans ses peintures.
Pierre Soulages a passé sa vie d’artiste à peindre des tableaux ayant toutes les nuances de noir. L’outrenoir est un terme qu’il a créé de toutes pièces et qui définit la part la plus importante de son œuvre. Un changement s’est produit dans sa vie le jour où il s’est mis à considérer la lumière venant du noir. Ce fut comme la découverte d’un autre pays, comme lorsque l’on dit outre-Manche, outre-Rhin.
Christian Bobin souligne que toute la peinture occidentale découle d’une volonté de rendre captif notre regard. Regarde-moi ! Tel est le mot d’ordre de cette peinture. Celle de Soulages est une exception. Sa peinture nous regarde : « Mettez-vous devant un outrenoir : vous n’aurez jamais été autant regardé de votre vie » (p. 12). Soulages attrape la lumière, il joue avec elle sans la retenir.
Ce qui caractérise la personnalité de Pierre Soulages, bien mise en valeur par Christian Bobin, c’est la modestie. Il ne pousse pas son nom en avant. À ce propos, Bobin fait une remarque acerbe sur les gens glorieux qui, au contraire « poussent leur nom un mètre en avant devant eux, s’appuient sur lui – comme sur un déambulateur. S’ils ne l’ont plus, ils tombent. » Soulages paraît-il mettait toujours sa signature derrière ses toiles. Ce n’était pas fausse humilité, mais l’attitude de quelqu’un qui se met au service de quelque chose qui le dépasse. Dans une interview au sujet des vitraux magnifiques de Conques, il déclare : « Dans mon travail, j’ai souvent abandonné ou détruit des choses que j’aurais peut-être dû garder. En peinture je cherche, et brusquement quelque choses apparaît auquel je n’avais pas pensé et qui est là. C’est pourquoi, il faut être tellement attentif » (Hebdo, La Croix, samedi 7, dimanche 8 décembre 2019).
À plusieurs reprises, au cours de ce voyage à la découverte de Soulages, Bobin se réfère à deux écrivains qui forment avec Soulages un « cercle amical, un cercle invisible, de la vibration d’intelligence qui tire du cœur de génies de siècles différents le même cri lumineux » (p. 20) : Pascal et Kafka.
Pascal, tout d’abord, peut-être en raison du chemin qui conduit à Dieu, ou à la bonté du cœur : « Je n’écris pas ce livre pour toi mais pour moi, pour accueillir une lumière nouvelle sur la vie, quelque chose de plus radical qu’une pensée ou un sens. Une paix qui serait une tension. Il faudrait enterrer, dans une fosse argileuse, deux kilomètres sous terre, pour les protéger un exemplaire original des Pensées de Pascal ainsi qu’un outrenoir – que quelqu’un, dans plusieurs centaines de siècles, ait la chance de les découvrir et de tout recommencer » p. 64-65).
Plus étonnant est le lien avec Kafka, (nommé 10 fois). Christian Bobin a apporté dans son « sac où dort un pyjama – avec un trou de mite dans la veste – et une brosse à dent » (p. 56) un recueil d’entretiens, entre un étudiant et Kafka. Kafka est de bon conseil, comme Soulages avec ses peintures. Tous les deux nous sortent de « l’évanouissement dans le monde et ses modes » (p. 43). Ils nous ramènent à nous-mêmes et aux autres, à leurs souffrances ou à leur solitude.
Le lecteur est conduit par Bobin à Sète, à la tombe de Valéry et à la tombe à venir de Soulages (à une vingtaine de mètres du cimetière marin). On dira un jour : « Ici est la tombe du vrai poète, Soulages. » Nous voici devant le portail clos de sa maison. « Aller vers ceux qu’on aime, c’est toujours aller dans l’au-delà » (p. 66).
Pierre, nous plonge dans le contexte de la nuit de Noël. C’est le 24 décembre 2019 que Pierre Soulages a eu 100 ans.
+ Hubert Herbreteau