Boris Cyrulnik, La nuit, j’écrirai des soleils
Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) de Boris Cyrulnik : « J’écrirai des soleils » d’Odile Jacob, 2019.
Dans une interview à Ouest-France du 29-30 juin 2019, Boris Cyrulnik donne une belle métaphore de la résilience psychologique en évoquant ce qui se passe dans la nature après un incendie ou une inondation : « La plus belle métaphore est la métaphore végétale : un sol est résilient lorsque, après une inondation ou un incendie, la flore et la faune réapparaissent. Mais ce ne sont plus les mêmes. »
Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, a décrit dans son livre La nuit j’écrirai des soleils, la façon dont de nombreux écrivains traumatisés dans leur enfance, ont été sauvés par les mots. Ces hommes et ces femmes ont remplacé le gouffre du manque par les mots. « La résilience n’est possible que s’il y a eu attachement. C’est un besoin vital chez chaque être vivant, qui doit développer des relations privilégiées avec d’autres êtres durant ses jeunes années. Quand un malheur vous arrive, vous souffrez. Si, grâce à vos parents, vous avez acquis des facteurs de protection qui restent dans votre mémoire, vous déclencherez un processus de résilience si l’on vous tend la main. Mais si un bébé a connu un isolement affectif précoce et durable, la résilience sera plus difficile. »
Boris Cyrulnik raconte tout au long de son livre l’expérience douloureuse de l’écrivain Jean Genet. Abandonné par ses parents et placé dans une famille d’accueil, Jean Genet bénéficie d’un climat chaleureux, mais la trace du vide initial n’a pas été comblée. Il se réfugie dans les livres, ce qui paraît être une bonne chose en soi, mais la rêverie l’éloigne du réel. Il commet alors des vols et des escroqueries et se fait prendre. Cyrulnik commente : « C’est ainsi que je comprends pourquoi Genet se faisait emprisonner pour éprouver le bonheur de s’évader grâce à des mots… » (p. 42). Dans un réel désolé, le monde des mots construit une espérance.
Tous les passionnés de littérature aimeront cette analyse intelligente, sensible et pertinente de l’expérience vécue par certains des plus grands écrivains. La nuit, j’écrirai des soleils permet de s’initier à nombre de notions de neurologie/psychologie, etc. Cyrulnik décortique l’enfance troublée, abimée de certains auteurs et dissèque leurs processus de création littéraire. Il raconte aussi dans son livre son traumatisme d’abandon. Son père disparaît à la guerre, sa mère est déportée à Auschwitz, et lui est arrêté à 6 ans puis mis en prison. Il apprend qu’il est Juif.
Sur l’écriture, Cyrulnik offre de beaux développements : « Quand la parole parlée est un acte de rencontre, la parole écrite donne plutôt une sensation de matérialité, comme une force capable d’agir sur la matière,
de guérir les corps blessés et de structurer les rapports sociaux. Cette puissance du mot écrit explique peut-être pourquoi on croit plus facilement ce qui est écrit que ce qui est dit… » (p. 202).
Pour certains écrivains le simple fait d’écrire a changé le goût du monde. Le manque invite à la créativité. Par l’écriture, il faut chercher les mots qui donnent forme à la détresse pour mieux la voir, hors de soi. Il
faut mettre en scène l’expression de son malheur. L’écriture comble le gouffre de la perte, mais il ne suffit pas d’écrire pour retrouver le bonheur. À ce sujet, le chapitre 21 sur Alice Miller, grande spécialiste de la maltraitance des enfants illustre bien la thèse de la non résilience. Comment cette femme si utile à la cause des enfants a-t-elle pu être si incapable d’éduquer ses propres enfants ? Cyrulnik cherche des réponses à cette question en évoquant l’enfance d’Alice Miller. « Si Alice a répété la négligence affective dont elle a tant souffert, c’est parce qu’elle n’a jamais été soutenue. Personne ne l’a aidée à déclencher un processus de résilience, ni sa famille qui la rejetait, ni ses amis qui la fuyaient, ni sa mère qui la détestait, ni la psychanalyse, devenue selon elle une secte dogmatique avide de pouvoir » (p. 150). L’écriture ne peut donc pas vaincre toutes les déchirures intérieures. Ce qui est arrivé au philosophe Althusser (chapitre 29), l’illustre parfaitement. Dans La nuit, j’écrirai des soleils, les pages 200-207 sur la fonction d’une autobiographie et sur l’émergence de la littérature de l’intime au XIXe siècle apportent enfin un éclairage intéressant sur les bienfaits de l’écriture.
Le livre de Cyrulnik peut paraître à certains endroits un peu brouillon. Il présente cependant un grand intérêt pour tous ceux qui essaient de comprendre les existences fracassées, malmenées, chaotiques. Ceux qui font le récit des traumatismes vécus agencent des morceaux du réel pour mieux orienter leur chemin de vie. « Quand le malheur entre par effraction dans le psychisme, il n’en sort plus. Mais le travail de l’écriture métamorphose la blessure grâce à l’artisanat des mots, des règles de grammaire et de l’intention de faire une phrase à partager. (…) En étant soumis au regard des autres, l’objet écrit prend l’effet d’un médiateur. Je ne suis plus seul au monde, les autres savent, je leur ai fait savoir. En écrivant, j’ai raccommodé mon moi déchiré ; dans la nuit, j’ai écrit des soleils » (p. 298).
+ Hubert Herbreteau