Fabrice Hadjadj, la conversion de Don Juan. Tragédie en trois actes

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 23 octobre 2019 sur la pièce de théâtre :  » La conversion de Don Juan ». Représentation au théâtre Auguste du 4 octobre au 1er décembre dans une mise en scène de Siffreine Michel.

La conversion de Don JuanÉcrite il y a douze ans, cette « suite possible » du Don Juan de Molière par Fabrice Hadjadj est offerte au public grâce à sa représentation par une troupe d’acteurs amateurs, liés à l’Institut Philantropos qu’anime l’auteur à Fribourg. Par-delà la célébrité de Hadjadj, cette pièce mérite d’être vue et lue par les enjeux spirituels qu’elle évoque dans une langue riche, incarnée et précise.

Voilà don Juan devenu frère Juan, un carme qui, depuis l’avertissement solennel de la statue de pierre, s’est converti et tente, par une vie exemplaire de religieux pieux, d’expier sa faute. Aidé par le père Miguel, le supérieur du couvent de Salamanque, il est un confesseur apprécié. Les circonstances font revenir dans la ville Alonze, le frère de doña Elvire et le cousin de Miguel. Quand celui-ci apprend qui est « frère Juan de la mise au Tombeau », il tente de confondre le nouveau dévot, de démasquer le Tartuffe qui a succédé au don Juan. Le hasard fait aussi revenir Sganarelle à Salamanque. Le face-à-face avec frère Juan est un retour violent du passé de celui qui était l’homme aux milliers de femmes. La vraie intrigue est spirituelle. Que veut dire la conversion ? Peut-on, après avoir beaucoup péché, s’engager dans une vie sainte ? Le pécheur est-il crédible ? Que veut dire l’expiation ?

À cet égard, la rencontre Sganarelle-frère Juan au deuxième acte est un moment décisif. L’ancien valet peureux et pusillanime est désormais l’émule de don Juan. « Ce qui faisait de la morale en moi, assure-t-il, c’était mon impuissance à faire comme vous. » « Les femmes sont faciles et Dieu que leur corps est bon » poursuit-il… et le voilà d’expliquer à don Juan ce qu’il a retenu de ses leçons en expliquant les chapitres du livre de la séduction, ce « catéchisme juanesque ». Et à frère Juan qui proteste de la sincérité de sa conversion, Sganarelle oppose le chapitre 69 de cet art de séduire : « le chapitre de la conversion », qui succède à celui de « la comédie ». Admirable et drôle leçon de cynisme séducteur qui montre que la puissance du péché est dans l’intention perverse et la tromperie délibérée bien plus que dans l’acte de chair qui n’est que la conséquence malheureuse du piège tendu. Plus noir encore, la puissance de séduction étendue aux hommes… « il faut que le disciple défriche des sentiers que négligea le maître ». La possession sexuelle comme pulsion de vie ou de mort. L’auteur dramatique expose…

Puis vient la rencontre entre Elvire et son ancien amant. Elle lui apprend le sort de ses anciennes maîtresses : l’une, enceinte, finit par devenir infanticide de son propre enfant en le berçant trop fort ; une autre s’est pendue ; une autre est devenue nymphomane… Partout la désolation. Ce qui accable sincèrement frère Juan, convaincu qu’il doit encore durcir sa vie d’expiation. Mais Elvire lui rappelle alors : « tes fautes ne t’ont pas empêché de te blanchir, tandis que, nous autres, elles nous plongeaient dans l’écarlate » et encore « ils te canonisent comme un saint, sans voir le monceau de cadavres sur quoi tu trônes et les bénis… ».

Démasquer don Juan, est-ce si facile ? Et à quoi s’expose ceux qui le font ? C’est l’enjeu du troisième acte dont la dimension spirituelle renvoie directement à la question du Salut. Le talent de Hadjadj est ici de montrer, d’imaginer et de donner vie à des êtres qui, bien que littéraires, semblent parfaitement incarnés. Une sorte d’acide spirituel entre en action qui dévoile chacun des personnages et provoque chez le spectateur une faille qui s’épanouira en examen de conscience. Si je ne suis pas don Juan, peut-être emprunté-je quelque chose de l’intransigeance d’Alonze ou de l’innocence de don Miguel qui condamnent le pécheur pour mieux cacher leur propre péché. « Mais elle est là, cette bonne conscience, et d’ingénu dans le mal, on se fait ingénieux dans sa dissimulation. On s’efforce de se justifier devant elle, on lui joue une comme comédie tout intérieure, on est forcé d’avoir le crime subtil, plus spirituel, plus mauvais, pour essayer de tromper ce juge du dedans » énonce Elvire dans une scène intense qui dévoile les personnages et ouvre sur la noirceur des êtres.

Frère Juan se tait, comme Jésus face à Pilate, puis assure : « qu’est-ce que la vérité ? (…) Un Juif défiguré… la voilà la vérité tout entière. Mais qui peut l’entendre pour de bon, sans mourir de haine ou d’amour ? »
On aura compris à quels sommets atteint ce texte. Ad Solem en a commencé l’édition qui sera prochainement commercialisée. Aujourd’hui, on peut se la procurer en allant au théâtre, voir cette pièce de plus de deux heures. On en sort transporté, bousculé, admiratif devant tant de talents (celui de l’auteur et celui des acteurs qui y mettent leur coeur et leur intelligence). Ce texte caché douze ans méritait bien de sortir à la lumière. Il sera sans doute un des grands textes spirituels de son époque.

Benoît Pellistrandi