Michel Serres, au terme d’un long parcours

Fiche de l’Observatoire Foi et culture ( OFC) du mercredi 12 juin 2019 sur Michel Serres, au terme d’un long parcours.

Michel SerresDans un article paru en mars 1984 dans la revue Études, Bertrand Saint-Sernin fait une sorte de synthèse de la pensée riche et mouvante de Michel Serres. L’article s’intitule « Michel Serres à mi-parcours » et fait le portrait du philosophe à partir de sa première oeuvre Le système de Leibnitz et ses modèles mathématiques, PUF, 1968.

Pour mémoire, Leibnitz (1646-1716), co-inventeur avec Newton du calcul infinitésimal, physicien, juriste, diplomate, théologien et philosophe, a essayé de faire tenir ensemble sous différentes harmoniques l’ensemble que forment Dieu et l’univers. « Leibnitz, note Bertrand Saint-Sernin, est pour Michel Serres une rencontre majeure : il lui apporte l’exemple d’une grandiose théorie de la logique, des réseaux et des combinaisons, il lui fournit un corpus inépuisable de questions, figures, d’inventions » (Études, p. 370). Trente-cinq ans plus tard, au terme d’un long parcours, Michel Serres est resté fidèle aux intuitions premières. Ses oeuvres sont le fruit d’une triple formation : maritime, scientifique et philosophique. Après l’École Navale en 1949, il entre à l’École Normale Supérieure, une licence de physique en poche. Après l’Agrégation de
philosophie en 1955, il sert dans la Marine Nationale puis deviendra enseignant à la Sorbonne et aux États- Unis en 1968. En 1990, il est élu à l’Académie française.

Au début de sa carrière philosophique, il se donnait le cahier des charges suivant : « Je cherche à connecter les sciences exactes et les sciences humaines, je cherche le passage entre les théories de l’objet, les
systèmes du monde, et les théories du sujet, les systèmes de relations entre les personnes. Je sonde le gué entre la nature et l’histoire. »

On peut dire en lisant tous ses ouvrages que Michel Serres a bien tenu son projet. Pourtant, il n’est pas étonnant si parfois il a suscité l’incompréhension et la critique. On lui a reproché un manque de rigueur ou une dispersion dans de multiples sujets, mais ce qui importait pour lui, c’était d’ouvrir de nouvelles perspectives. « Aucune architecture universelle, incontestable, immuable de l’esprit ne s’impose plus à nous. Le mouvant, l’incertain, l’imprévisible sont constitutifs de l’intelligible. Si donc, sans renoncer aux exigences de la compréhension, nous voulons demeurer fidèles à un projet cosmologique, nous devons penser avec des moyens nouveaux » (Bertrand Saint-Sernin, Études, p. 373).

La disparition de Michel Serres, le 1er juin 2019, laisse un vide dans le paysage culturel et intellectuel français. Sa mort fait penser à la belle métaphore qu’il propose à ses lecteurs dans Le Tiers Instruit : celle du passage de l’enfance à l’âge adulte mais aussi des multiples passages que nous devons effectuer au cours de notre vie. C’est évident, il pensait à Garonne en écrivant ces quelques lignes : « Nul ne sait nager vraiment avant d’avoir traversé, seul, un fleuve large et impétueux (…) Partez, plongez ! Après avoir laissé le rivage, vous demeurez quelque temps beaucoup plus près de lui que de l’autre, en face, au moins assez pour que le corps s’adonne au calcul et se dise silencieusement qu’il peut toujours revenir. (…) Le vrai passage a lieu au milieu (…). » (Le Tiers-Instruit, Gallimard, folio essais, p. 24).

Arrive l’instant en effet où il n’est plus possible de revenir en arrière. Il faut traverser quoi qu’il arrive ! Michel Serres ajoute « Il faut traverser pour apprendre la solitude. (…) Partir exige un déchirement qui arrache
une part du corps à la part qui demeure adhérente à la rive de naissance… » (Le Tiers-Instruit, p. 25-27). Michel Serres vient de vivre un passage. Nul ne sait ce qu’il voit, découvre sur l’autre berge. Sans doute
continuera-t-il à philosopher là-haut et à parler d’écologie, de rugby, de Petite Poucette et de tout ce qui concerne notre terre et les humains. Michel Serres a eu une vie bien remplie. C’est le philosophe que l’on aime, à la fois savant et superbe vulgarisateur, toujours curieux de son temps. Il savourait les mots comme l’on savoure un bon plat. Et le mot curiosité lui va bien. Dans le mot latin curiositas, il y a cura, le soin, le bon soin. Ouvert à la science, à la religion, aux techniques modernes, il observait avec soin et amour tout ce qui l’entourait.

La métaphore de la traversée dans les eaux tumultueuses de Garonne s’enrichit d’une autre métaphore. À la fin d’un album de Tintin que Michel Serres affectionnait tout particulièrement, L’oreille cassée, on trouve cette magnifique vignette de Tintin seul au milieu de l’eau, menacé par les piranhas. Et Michel Serres décrit cette vignette : « Tintin, rien : un rond dans l’eau, un visage rond ; une risée sur la rivière, une houppe, quelques traits passagers sur une face lisse, brise que vient rider la surface de l’eau ; Tintin néant dans le trou de la page » (Dans Hergé mon ami, Le Pommier, p. 60).

Le plongeon dans les eaux tumultueuses, c’est aussi la métaphore du risque de la foi. Michel Serres disait dans un entretien : « Croire en Dieu, c’est une question qui n’a pas de réponse, mais je sais que le divin est là, devant moi. » La question de Dieu était bien présente dans sa vie. Toujours optimiste, il ajoutait « Divin est un très bon mot parce qu’il est partout pour qui veut le contempler, dans une aurore, une poésie, une
belle femme, une belle action, une belle vie. »

Optimiste, oui, mais cependant bien conscient dès le plus jeune âge des bouleversements de notre époque. Il est profondément marqué par la guerre 39-45, alors qu’il a moins de sept ans : « J’ai cru mourir d’angoisse après la case des piranhas dans L’oreille cassée. Mais que va devenir Tintin noyé, perdu dévoré, disparu au milieu de poissons inconnus et féroces, sous l’aviron levé des voleurs, au fil d’un fleuve que je connaissais bien, fils d’un marinier de cette Garonne que je voyais couler autour de la barque frêle de mon père… alors que nous tombions malades d’une violence qui nous foudroya pendant le premier tiers de ma vie » (Hergé, mon ami, p. 56).

Dans les nombreuses interventions télévisées où il a participé, Michel Serres analysait l’actualité trouvant que les philosophes n’étaient pas assez partie prenante dans les débats actuels, se culpabilisant presque de manquer d’audace et de courage. Il n’acceptait pas que l’on dise : « C’était mieux avant ! ». Les événements tragiques de l’histoire du XXe siècle prouvent le contraire. Ce qui compte aujourd’hui, c’est de « bâtir des ponts », une expression qui traduit parfaitement chez Michel Serres le désir d’entrer en relation, la volonté d’aller sur le territoire de quelqu’un d’autre, le bonheur d’établir la jonction entre deux rives.

Michel Serres gardait en effet un souvenir ému de son enfance passée tout près de Garonne : « Agen, ma ville natale, s’agitait entre deux ponts : le pont-canal, célèbre jadis pour sa voie rare de transport, et le pont de pierre le long duquel je naquis. Une frêle passerelle tierce rythme l’espace entre eux, variant sur le thème du passage, puisqu’elle ne porte que les piétons comme sous et sur le premier ne passe que l’eau. Agen avait donc un pont en trois personnes. Oubliant ma détestation des pontifes, j’ai toujours voulu bâtir des ponts » (Les ponts, Le Pommier, p. 12-13).

Le pont symbolise, avec un brin d’idéalisme, la relation, la communication facilitée, les événements qui rapprochent et unissent les hommes. À l’inverse l’expression « couper les ponts » reflète une situation de malentendu, un éloignement, une rupture définitive. Il existe des ponts pour unir et consolider la paix et d’autres construits pour déclencher la guerre. La métaphore du pont comporte donc des significations variées et même contradictoires. Michel Serres nous invite pourtant à regarder les ponts de fraternité qui s’établissent aujourd’hui dans notre monde sans naïveté mais aussi sans pessimisme.

Hubert Herbreteau