N’oublions pas l’espace. Ce dont les « gilets jaunes » sont le nom
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) Observatoire Foi et Culture –
Aux évêques de France
OFC 2018 – 19 décembre, n° 41
N’oublions pas l’espace. Ce dont les « gilets jaunes » sont le nom
Ces lignes sont rédigées le 14 novembre 2018 ; avant la manifestation dite des « gilets jaunes » du 17 novembre. Elles peuvent cependant apporter un éclairage à ce mouvement.
Dans un monde devenu village global, interconnecté, qui voit se développer le télétravail, où l’on souligne que le temps doit l’emporter sur l’espace, on avait pu penser que le rapport au territoire appartenait à l’ancien monde. Il n’en est rien, plusieurs livres récents soulignent les enjeux de l’espace. Comme souvent, Michel Houellebecq s’en était fait l’annonciateur dans La carte et le territoire, roman qui reçut le prix Goncourt en 2010.
Voici quelques livres récemment publiés qui éclairent quelques enjeux pour notre pays, qui interrogent aussi des choix de l’Eglise catholique.
Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale. Flammarion, 2018
Le géographe C. Guilluy poursuit les analyses commencées dans La France périphérique. On pourra estimer que les propos de ce dernier livre sont radicaux ; ils sont logiques pour lui : les constats qu’il dresse depuis plus de dix ans n’ayant pas été pris en compte, il doit estimer qu’il lui faut élever le ton.
Son insistance porte sur les fractures territoriales, conséquences de politiques libérales et lit des populismes. Cependant, quel que soit le jugement moral que l’on porte sur ceux-ci, l’auteur estime que ce qu’ils expriment doit être entendu.
« ‘’There is no society’’ : la société, ça n’existe pas. C’est en octobre 1987 que Margaret Thatcher prononce ces mots. Le Premier ministre britannique ne savait pas à quel point, trente ans plus tard, ce constat décrira l’impasse dans laquelle sont désormais plongés l’ensemble des pays occidentaux » p. 9.
« Sans pouvoir économique ni représentation politique, les catégories populaires exercent une pression sur un monde d’en haut qui, sur la défensive, a entamé son repli géographique et intellectuel. La vague populiste qui traverse le monde occidental n’est que la partie visible d’un soft power des classes populaires qui contraindra le monde d’en haut à rejoindre le mouvement réel de la société sinon à disparaître » p. 11.
« La dynamique populiste est portée par la combinaison d’une double insécurité : sociale (liée aux effets du modèle économique) et culturelle (liée à l’émergence de la société multiculturelle). Pas de vote populiste sans la combinaison de ces deux insécurités (en 2017, l’insécurité culturelle sans l’insécurité sociale, autrement dit le vote de la bourgeoisie de droite, cela donne un vote Fillon, pas Le Pen) » p. 27.
« Pour la première fois dans l’histoire économique occidentale, les catégories modestes ne vivent plus là où se créent l’emploi et la richesse et, surtout, ne pourront plus y vivre. Désormais, les milieux modestes résideront majoritairement plus à l’écart de métropoles qui, inversement, attireront toujours plus de
nouvelles classes supérieures » p. 28-29.
« La réussite économique de l’Allemagne pas plus que l’Etat-providence français ne protège les catégories modestes d’un processus de précarisation entamé dans les années 1980 » p. 62.
« La disparition de la classe moyenne occidentale annonce le temps de la société relative ou aucun groupe n’est, pour le moment, susceptible de porter un modèle culturel dominant et des valeurs communes. Comment faire société sans une classe moyenne majoritaire et intégrée économiquement et
culturellement ? A qui s’adresser pour faire partager des réformes, un projet, un mouvement social, une révolution ? » p. 95.
« Partout dans le monde, les sondages d’opinion montrent non pas un refus de ‘’l’Autre’’, mais la montée d’une anxiété face à une vague migratoire qui déstabilise la société populaire. C’est en effet dans les milieux populaires, et non dans le monde d’en haut, que se réalise, ou échoue, l’intégration des nouveaux venus […].
Enfermée dans une posture de supériorité morale, la classe dominante a balayé d’un revers de main tout diagnostic du monde d’en bas » p. 149.
« Le populisme n’est pas une poussée de fièvre irrationnelle, mais l’expression politique d’un processus économique, social et culturel de fond […]. Ce mouvement réel de la société traduit la volonté des plus modestes de préserver l’essentiel, leur capital social et culturel […].
C’est cette mécanique du peuple qui obligera demain les classes dominantes à régler leur horloge sur celle de la société populaire et à sortir, comme le dit Jacques Julliard, ‘’d’un système où la démocratie s’exerce actuellement sans le peuple’’ (Le Figaro, 3 juin 2018) » p. 176-177.
« Au XXIe siècle, les classes dominantes et supérieures occidentales doivent enfin apprendre à vivre ensemble, avec leur peuple. Il en va de la survie des sociétés occidentales ; il en va de leur propre existence » p. 237.
Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie. Climats, 2018
Critique du libéralisme, sous ses diverses expressions, économique, sociale et sociétale, Michéa est sans doute unes des références philosophiques qui sous-tendent les mises en cause du monde nouveau que Guilluy désigne comme mondialisé et métropolisé.
La référence à la politique thatchérienne est également présente chez Michéa… et dénoncée :
« Quelle culture commune – aussi bien littéraire qu’historique – une école libérale pourrait-elle transmettre aux nouvelles générations dès lors que l’on présuppose, avec l’anthropologue thatchérien Jean-Loup Amselle, que ‘’la culture n’existe pas’’ et qu’il ‘’n’existe que des individus’’ ? » p. 26.
La France est un pays redistributif, à la différence des Etats-Unis où l’échec n’est que le symptôme d’une inaptitude ; la France repose sur l’action d’un Etat qui vient corriger des inégalités structurelles, de géographie, de démographie, etc. La remise en cause larvée ou explicite de ce modèle vient heurter de plein fouet un modèle inscrit dans nos gènes.
Un tel modèle est une expression d’un Etat qui ne se contente pas d’aider à une équité économique mais qui repose sur sa volonté d’inscrire ses citoyens dans un cadre culturel commun ; c’est l’exact opposé de ceci que promeut le libéralisme, ici culturel, idéologique.
« Quel peut bien être le langage commun d’une société que sa logique profonde conduit à privatiser continuellement toutes les valeurs qui rendaient encore possible l’existence d’une vie commune (c’est-àdire de systèmes de relations humaines échappant encore en grande partie aux rapports purement contractuels du Droit et de l’échange économique) et dont tous les membres, selon la formule du libéral John Rawls, doivent être pensés, par principe, comme ‘’mutuellement indifférents’’ » p. 36.
« Seul le monde enchanté du ‘’doux commerce’’ (et de la ‘’main invisible’’ du marché) semble capable de réconcilier à nouveau les hommes que le libéralisme culturel tend en permanence à séparer et à enfermer dans leur bulle existentielle privée […]. Et cela parce qu’il représente tout simplement la seule forme de lien
social capable de s’articuler intégralement avec les principes de liberté individuelle et de neutralité axiologiques du libéralisme politique […].
Comme l’écrivait Milton Friedman, ‘’le marché est la seule institution qui permette de réunir des millions d’hommes sans qu’ils aient besoin de s’aimer, ni même de se parler’’ (le e-commerce, en éliminant tout face-à-face, ne fait en somme que porter cette tendance à l’absolu) » p. 38.
« Dès que l’on accepte le postulat individualiste, il devient clair que toute politique se présentant comme ‘’réaliste’’ (c’est-à-dire qui entend considérer les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être) devra renoncer à l’idéal antique d’une ‘’société bonne’’ pour lui substituer la seule recherche de la moins
mauvaise société possible, en se bornant, dès lors, à déterminer les conditions d’un simple modus vivendi entre les individus qui la composent » p.20.
N’ayant plus de référent commun, l’Etat libéral, parce qu’il doit tout de même assurer le trop fameux « vivre ensemble », se satisfera de donner une forme juridique aux attentes individuelles.
« La seule limite qu’un libéral puisse éventuellement reconnaître à l’exercice d’une liberté ne pourra être que l’égale liberté dont disposent les autres membres de la société. De là cette thèse fondamentale de la philosophie libérale : seule la liberté peut limiter la liberté. Elle n’a d’autre limite qu’elle-même » p. 25.
« La pense naturelle du droit libéral sera de s’engager de plus en plus dans la voie d’une régularisation méthodique de tous les comportements possibles et imaginables (que le mode sceptique, en somme, du ‘’après tout, pourquoi pas ?’’) » p. 34.
François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle. L’Herne, 2017
Enfin, de manière moins radicale, aussi parce qu’il inscrit sa pensée sur un vaste horizon, sa connaissance de la philosophie grecque et celle de la Chine, François Jullien appelle à dépasser les oppositions frontales pour tracer un chemin qui appelle l’exigence du dialogue.
Son combat est celui d’un universel, condition de possibilité du dialogue.
Jullien repère et analyse cet universel, même s’il s’exprime sous des formes différentes, dans la pensée grecque antique et dans le christianisme.
« Le premier plan d’avènement de l’universel, en tant que concept, est celui même du concept. C’est-à-dire que la promotion de la notion d’universel en concept se confond avec la promotion même du concept comme outil de la philosophie – nous sommes nés, en Europe, avec cet héritage. Car les Grecs ont d’abord voulu dire le ‘’tout’’ du monde » p. 16-17.
Avec le christianisme, « s’instaure un universel au sens fort, rival de celui de la philosophie, qui est celui, non plus du concept, mais de la croyance, celle-ci l’emportant désormais sur tout, triomphant de tout et Dieu n’étant pas plus le Dieu des uns que des autres » p. 23.
« Etant conçu à la fois totalement homme et totalement Dieu, le Christ unit (réconcilie) en lui ces deux opposés de l’universel et du singulier. Or cette incarnation de l’universel dans le singulier sera transposée ensuite à l’Eglise ; puis laïcisée dans le grand Homme (Hegel : Napoléon est ‘’l’esprit universel à cheval’’, puis la Prusse…), et déposée dans une classe, le prolétariat, porteuse de l’émancipation de l’humanité (Marx). Puis dans une culture : la civilisation ‘’occidentale’’, celle-ci s’affirmant porteuse des ‘’valeurs universelles’’ » p. 24.
« L’universel pour lequel il faut militer est un universel rebelle, qui n’est jamais comblé, le contraire de l’universalisme » cf. p. 27.
L’auteur invite à éviter les termes d’identité et de différence, ils sont excluants ; il opte pour les termes de ressource et de fécondité, en place d’identité, et d’écart en place de différence. Ceci donne droit au processus et aux évolutions, souligne que nous sommes inscrits dans un mouvement historique.
« L’écart, en s’ouvrant, fait lever un autre possible. Il fait découvrir d’autres ressources qu’on n’envisageait pas, et même qu’on ne soupçonnait pas […]. Chacun reste concerné par l’autre et ne s’y ferme pas. Or n’est-ce pas ce dont le rapport des cultures peut tirer parti, plutôt qu’elles se replient en ‘’différences’’ ? » p. 39.
Ainsi, « ce qui fait l’Europe, c’est qu’elle est à la fois chrétienne et laïque (et autre). C’est qu’elle s’est
développée dans l’écart des deux : dans le grand écart de la raison et de la religion, de la foi et des Lumières. Dans l’entre des deux, ‘’entre’’ qui n’est pas de compromis, de simple entre-deux, mais de mise en tension entre les deux, avivant l’un et l’autre » p. 47-48.
Les cultures naissent dans un espace géographique donné, dans cet espace qui les caractérise. Il faut donc résister à cet arasement des spécificités qui s’opère au profit d’une culture-monde dictée par le marché – Harry Potter est mis en vente le même jour partout dans le monde et fonde un imaginaire enfantin commun. « Cette résistance est d’abord celle des langues, car si nous ne parlons plus qu’un même idiome, si les écarts féconds entre langues sont perdus, les langues ne pourront plus se réfléchir entre elles : elles ne laisseront plus percevoir respectivement leurs ressources. Nous ne pourrons bientôt plus penser que dans les mêmes notions standardisées qui feront prendre pour de l’universel ce qui ne sera que des stéréotypes de pensée. ‘’Babel’’ est bien la chance de la pensée » p. 51.
Dès lors, « la traduction doit être la langue du monde. Le monde à venir doit être celui de l’entre-langues : non pas d’une langue dominante, quelle qu’elle soit, mais de la traduction activant les ressources des langues les unes en regard des autres […]. Une seule langue serait tellement plus commode, il est vrai, mais elle impose d’emblée son uniformisation. L’échange en sera facilité, mais il n’y aura plus rien à échanger,
plus rien en tout cas qui soit effectivement singulier […]. La traduction, en revanche, est la mise en oeuvre élémentaire et probante du dia-logue » p. 89.
L’exigence de traduction est à vivre au-delà des seuls langues étrangères, elle doit s’appliquer au sein d’une même nation, d’un même espace linguistique, entre les membres de groupes différents, groupes sociaux, habitants d’espaces ruraux ou urbains, etc. Sans travail pour traduire, pour saisir la langue de l’autre, pour donner sens à la sienne, l’invective et les raccourcis des réseaux sociaux occuperont l’espace et développeront l’isolement des personnes et des groupes, les isolent toujours davantage les uns des autres.
+ Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers