Joseph Yacoub : « Une diversité menacée. Les chrétiens d’orient face au nationalisme arabe et à l’islamisme »

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 21 février 2018 de Joseph Yacoub : « Une diversité menacée. Les chrétiens d’orient face au nationalisme arabe et à l’islamisme ».

Joseph YacoubJoseph Yacoub continue son exploration du monde des chrétiens d’Orient auquel il a consacré la plus grande partie de son œuvre. Le titre donné à ce dernier opus ne doit pas nous tromper sur son contenu : il y est essentiellement question des chrétiens assyro-chaldéens vivant en Irak, en Syrie et en Iran. Mais la question centrale du livre est plus large, à savoir quelle place pour les minorités chrétiennes dans des États à majorité musulmane. Si l’ouvrage est, disons-le, assez inégal, chacune des trois parties se lit d’une traite.

Le premier sujet abordé touche à l’actualité du Moyen Orient. L’auteur tente de comprendre comment l’islamisme a pu s’imposer avec autant de facilité en Syrie et en Irak, jusqu’à engendrer le génocide que l’on connaît. Il nous ramène pour cela quelques années en arrière, pour mettre en évidence l’échec du nationalisme arabe du XXe siècle, et son incapacité à intégrer les cultures non-arabes et non musulmanes. Cette position paraîtra surprenante pour certains, tant on a parlé de la laïcité des régimes nationalistes arabes, notamment parmi l’intelligentsia française de gauche. Joseph Yacoub montre, preuves à l’appui, que cette vision réductrice est fausse. Assurément, l’univers mésopotamien est habité par plusieurs « couches civilisationnelles », comprenant les plus vieilles cités de l’histoire humaine, les grands empires antiques, le berceau syriaque du christianisme, et finalement l’histoire arabo-musulmane. Mais cette diversité a été gommée et oubliée par le nationalisme arabe, qui révèle ainsi dès sa naissance son insuffisance et ses limites dans le domaine du savoir (économie, industrie, géographie, histoire, philologie, …). On comprend dès lors son incapacité à fonder un nouveau mythe capable de fédérer les peuples de la région autour d’une idéologie arabe si peu structurée. Et si Joseph Yacoub n’en parle pas, on peut ajouter que l’opposition à un ennemi commun Israël a été également insuffisante. L’échec de l’arabisme est à l’origine de l’émergence de l’islamisme, non seulement politiquement après l’échec militaire des puissances arabes face à l’armée israélienne, mais culturellement. Étrangement, l’auteur ne mentionne pas le rôle pourtant déterminant de l’Arabie saoudite et du Qatar qui ont favorisé, avec l’aide des États-Unis, l’émergence de groupes terroristes islamistes.

Si de nombreux intellectuels musulmans avaient participé à élaborer cette fameuse renaissance arabe, la Nahda, deux visions antagonistes se sont opposées : celle d’un islam arabe identitaire, uniforme et sans histoire, et celle d’une société pluraliste héritière d’une histoire. Joseph Yacoub ne développe pas cette dernière vision, mais il est bien connu que des Maronites et des Arméniens y ont été associés, et qu’elle a conduit à construire le miracle fragile du Liban.

La question linguistique est loin d’être secondaire, Joseph Yacoub y revient à plusieurs reprises : le rejet du syriaque par les musulmans irakiens marque une volonté d’éradiquer la culture liée à cette langue. Et ceci même si ce sont les savants chrétiens syriaques, qui, aux VIIe et VIIIe siècles, ont œuvré dans l’administration califale et formé les savants musulmans. Ils sont à l’origine des trésors de la civilisation arabo-musulmane (écriture, médecine, sciences, …). Cette question linguistique est au cœur de la réforme arabophone voulue par Mgr Sako, patriarche des chaldéens, un sujet très contesté sur lequel l’auteur ne dit mot.

La thèse principale du livre est à la fois provocante et essentielle. Joseph Yacoub soutient en effet que la pensée nationaliste arabe porte en elle la négation de la diversité culturelle. Il faut remonter le cours du temps pour bien saisir la réalité historique qui a conduit à la situation actuelle. La complexité de l’histoire du Moyen Orient est un fait antique, avec de nombreuses minorités, dont les minorités chrétiennes (dont
on oublie souvent qu’elles étaient autrefois majoritaires). Avec la chute de l’empire ottoman, les multiples minorités ont commencé à revendiquer leur autonomie, voire leur indépendance ; celle-ci sera acquise plus
tard, après la seconde Guerre mondiale. Seule exception, bien connue, mais que Joseph Yacoub ne mentionne pas, le Liban qui gagne son autonomie dès 1920.

La formation d’États arabes a souvent sacrifié les minorités chrétiennes. Une exception toutefois, qui aurait mérité au moins quelques paragraphes, la Jordanie, qui a rejoint le nationalisme arabe tout en conservant
des particularités politiques et religieuses. On l’oublie souvent, mais 10 % de la population jordanienne est chrétienne, et bénéficie des mêmes droits que les autres citoyens. En Syrie, en Égypte, en Irak, les partis
nationalistes supposés laïques se sont imposés. L’auteur nous rappelle que, dès leur fondation, l’islam est la religion d’État, et le droit musulman la référence des différentes constitutions. Le nationalisme arabe a
ainsi valorisé l’Ummah, la communauté des musulmans, entendue comme un concept globalisant à la fois politique et religieux, unissant tous les musulmans de l’Afrique du nord à l’Euphrate.

Pour comprendre la situation actuelle en Irak, il faut remonter au Royaume d’Irak des années 30, qui a massacré sans pitié les assyro-chaldéens, avec l’accord tacite des Britanniques. Cette communauté a été abandonnée par les puissances occidentales. Sous le régime de Saddam Hussein, de 1968 à 2003, les minorités sont tolérées. Les Assyro-chaldéens sont certes privés de liberté, comme les autres citoyens irakiens, mais ils ne sont pas persécutés. La communauté assyro-chaldéenne, qui contribue largement à la garde présidentielle, connaît alors un vrai dynamisme intellectuel et culturel. Tout change avec la nouvelle constitution imposée par les Américains en 2003. Exercice improbable, elle tente de concilier l’idée que le peuple irakien est musulman et suit la charia, et veut en même temps reconnaître l’existence des minorités chrétiennes. On connaît la suite de l’histoire.

La diversité culturelle, linguistique et religieuse, est pourtant inscrite dans l’histoire du bassin de l’Euphrate. Les antiques civilisations babylonienne et assyrienne, révélées par les découvertes archéologiques, sont les témoins d’un passé grandiose, et d’une riche diversité culturelle, très antérieure à la période islamique. L’identité des habitants de ces régions repose sur ce passé redécouvert. Pour les islamistes, détruire ce patrimoine permet d’en effacer jusqu’à la mémoire. Si la diversité religieuse et culturelle est bien mentionnée par certains intellectuels musulmans, comme l’Égyptien Taha Hussein, elle est au mieux ignorée par la majorité d’entre eux. Or l’arabisme supposé n’existe pas dans plusieurs régions syriennes et irakiennes, où s’entrecroisent Kurdes, Circassiens, Turkmènes, Yézidis, Chaldéens, Syriaques, etc. La réalité résiste à l’idéologie islamiste, qui n’est pas d’ailleurs réservée à l’État islamique. Aujourd’hui, l’Irak et la Syrie se vident de leurs chrétiens, inexorablement. Et les lieux qui étaient autrefois habités par des chrétiens ont été désertés. Les ruines de Qaraqosh, ou les villages désertés de la vallée du Khabour, en attestent. La suite du génocide perpétré par les islamistes est la disparition des chrétiens d’Orient.

Il existe pourtant d’autres modèles qui ne doivent rien au nationalisme arabe, et c’est l’intérêt des deux chapitres consacrés respectivement à l’Iran et au Kirghizistan. En Iran, les chrétiens assyro-chaldéens se sont installés de longue date autour du lac d’Ourmiah, au nord ouest d’Iran, région dite de l’Azerbïdjan occidental. C’est de là que sont parties les grandes aventures missionnaires vers l’Asie centrale, dont on connaît le succès éphémère. Les Turcs et les Kurdes ont perpétré dans cette zone des massacres sans nom pendant et après la première guerre mondiale. Cette région revêt une importance indéniable dans l’histoire du christianisme. Sa fondation, que nous rappelle l’auteur, remonte à saint Thomas, « l’apôtre des Parthes ». Les nestoriens, rejetés par les Byzantins, ont ensuite évangélisé toute l’Asie. On constate aujourd’hui la reconnaissance officielle de la mémoire chrétienne perse par les autorités iraniennes, qui préservent notamment les anciennes églises. Intéressantes à plus d’un titre, les pages consacrées à l’Iran ne disent pourtant rien de l’importante communauté arménienne d’Ispahan. Rien non plus sur le contexte de la visite officielle de Mgr Gallagher en 2017, à savoir les expulsions de prêtres catholiques de rite latin accusés d’avoir baptisé des musulmans. C’est en réalité le principal problème des autorités iraniennes. Il n’y a pas de chiffre officiel, mais il y aurait eu au cours des dix dernières années au moins 200 000 conversions de musulmans au christianisme.

Autre exemple mentionné par Joseph Yacoub : le Kirghizistan. Dans cette ancienne république soviétique à majorité musulmane, il existe de nombreuses minorités culturelles, linguistiques et religieuses. La constitution reconnaît officiellement cette diversité, en accordant à tous ses citoyens la liberté religieuse. Et le riche patrimoine chrétien de ce pays n’est pas détruit, mais au contraire valorisé.

Ces deux exemples sont essentiels pour le sujet central du livre, à savoir la place de la diversité culturelle et religieuse au sein d’un État à majorité musulmane. La discrimination et la violence ne sont pas inévitables, il existe des alternatives politiques, où les minorités chrétiennes sont libres de vivre leur foi.

Fort de ces deux exemples, Joseph Yacoub peut aborder sereinement la troisième partie du livre, consacrée à une réflexion générale sur la diversité culturelle. C’est d’abord un fait, élevé à la dignité d’un droit par l’UNESCO. Pour les penseurs occidentaux cités par l’auteur théologiens et philosophes, c’est un élément essentiel de leur réflexion. On est surpris qu’il ne mentionne pas Herder, dont la contribution est en la matière déterminante. Quoi qu’il en soit, le sujet de la diversité des religions, des mythes, des langues, des écritures, est très largement développé. Et l’auteur peut alors penser le problème de la diversité au regard de l’unité de la nation et de la religion. Avec lucidité, il souligne que l’accord présumé sur des « valeurs universelles » comme les droits de l’homme est utopique : il faut une volonté d’unité transcendant la diversité pour que ces valeurs trouvent sens. Autrement dit, les droits de l’homme ne peuvent être invoqués pour fonder le droit à la différence, sans lequel la diversité religieuse est lettre morte.
Ces préliminaires conduisent l’auteur à la question de l’unité des chrétiens par-delà la diversité des rites, les séparations historiques, les divergences théologiques. Il développe longuement l’exemple de l’Église syriaque, qui a été la matrice de presque toute la chrétienté. Toutefois, l’universalité que visent les chrétiens ne peut s’enfermer dans une unité temporelle, une conclusion capitale dont l’auteur recule à tirer toutes les conséquences ecclésiologiques. En effet l’histoire de l’Église est marquée par la confusion entre l’unicité divine, l’uniformité de la théologie et du culte, et l’unité sous une même autorité. Il a fallu attendre
Vatican I et II pour que les catholiques dépassent cette confusion.
Notons qu’à fin d’illustrer l’exemplarité missionnaire de l’Église assyro-chaldéenne, l’auteur raconte l’histoire de Jacques l’Assyrien, premier évêque de la Tarentaise, et celle d’Abraham son compatriote, prédicateur en Auvergne. Ces pages, sans lien avec le reste de l’ouvrage, révèlent un aspect ignoré du passé chrétien des terres de France.

Finalement, au terme de ce parcours brillant et documenté, quelles perspectives pour les chrétiens d’Orient vivant en Irak et en Syrie ? Yacoub propose divers axes politiques, parmi lesquels on retiendra : la réconciliation autour d’une histoire commune révélant la diversité des mémoires, l’évolution des constitutions pour reconnaître officiellement la liberté de culte, la priorité accordée à la science dans l’enseignement, le rejet de l’idéologie islamiste qui imprègne les manuels scolaires. En Irak et en Syrie, la construction de la citoyenneté passe par un lent travail d’éducation à la diversité, mais les communautés assyro-chaldéennes auront-elles subsisté d’ici là ?

Vincent Aucante.