L’oeuvre de Carl Theodor Dreyer

jeann-d'arc_dreyerFiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n°35) sur l’oeuvre du réalisateur danois Carl Theodor Dreyer (1889-1968) auquel la cinémathèque de Paris a consacré une rétrospective.

Carl Theodor Dreyer est unanimement considéré comme un des géants du cinéma, un des inspirateurs de Tarkovski ou d’Ingmar Bergman. Né en 1889 au Danemark, il apprend le cinéma avec les pionniers du muet en Allemagne, et y réalise ses premiers grands succès (Le président en 1918, Pages arrachées au livre de Satan en 1919, Aimez-vous les uns les autres en 1922, Le maître du logis en 1925, La passion de Jeanne d’Arc en 1928, etc.). Comme Alfred Hitchcock ou John Ford, il participe avec bonheur à la révolution du cinéma parlant (Vampyr en 1932). Il refuse de servir les nazis, et reste 10 ans sans pouvoir tourner. Il réalise finalement en 1943 Jour de colère dans son pays natal occupé, puis de nombreux court-métrages, et ses deux derniers chefs d’oeuvres : Ordet en 1955 et Gertrud en 1964. Interrogé sur ce qu’il souhaitait exprimer dans ses films, Dreyer répondait qu’il cherchait « la limite entre le réel et l’irréel ». Amédée Ayfre disait de lui qu’en explorant les frontières de l’expérience humaine, en rendant sensible l’invisible, il avait fini par montrer et la présence du mal, et celle de l’espérance divine.

La cinémathèque de Paris propose au moment des vacances scolaires de la Toussaint une rétrospective intégrale de  l’oeuvre cinématographique de Carl Theodor Dreyer du 12 octobre au 6 novembre 2016. On ne peut que se réjouir de cette coïncidence du temps liturgique et d’une oeuvre qui lui correspond si bien. On pourra voir ses films les plus connus comme La passion de Jeanne d’Arc, incontestablement son chef d’oeuvre, projeté avec accompagnement au piano par le célèbre François Zygel. Et ses grands succès comme Jour de colère (Dies Irae), Le maître du logis, Gertrud. Mais aussi des films plus rares, comme ses court-métrages, les étonnantes Pages arrachées au livre de Satan qui rappellent l’univers de Bernanos, Le président qui sonne étrangement dans nos perspectives électorales, Il était une fois, La quatrième alliance de dame Marguerite, etc.

Vampyr joue un rôle singulier dans cet ensemble. S’inspirant de l’histoire du comte Dracula qui avait auparavant été porté à l’écran par Murnau (Nosferatu) et Browning (Dracula), il propose dans un déluge d’images oscillant entre surréalisme et fantastique une réflexion sur la perdition de l’âme. L’enterrement, thème chéri de Dreyer, y est représenté… du point de vue du mort. Un film qui a tout pour exciter la curiosité des adolescents.

Ordet propose une méditation profonde sur le deuil de l’être cher, le retour du Christ et la résurrection. Le point de départ est résolument réaliste : dans une maison paysanne danoise, la vie se résume au quotidien du travail et des repas. L’amour, incarné par Ingel, une épouse tendre et dévouée, rend cette médiocrité soutenable. Aussi, lorsque la mort va la prendre, tout l’univers de la maisonnée bascule dans l’irrationnel. C’est l’intervention d’un membre de la famille à demi-fou, Johannes, qui se prend pour le Christ, qui apporte la lumière en une scène finale qui reste inoubliable pour tous ceux qui l’ont vue.

Les films de Dreyer, toujours en noir et blanc, demeurent intemporels : d’une esthétique renversante, ils semblent avoir traversé le XXe siècle sans une ride, même les films muets. Plusieurs raisons à cela.

Tout d’abord Dreyer a adopté une esthétique expressionniste dès le début de son oeuvre. Il mêle magie, fantastique, sorcellerie, et réalisme. Autant dire les ingrédients de nombre de succès de notre époque. La qualité de sa réalisation, des prises de vue, des plans, des lumières, reste époustouflante. Son approche des prises de vue en studio le rapproche d’Hitchcok ou de Fritz Lang : il n’hésite pas à reconstruire un univers entier, souvent dépouillé, comme dans son Jeanne d’Arc ou dans Gertrud.

Même dans les derniers films, les décors gardent une empreinte expressionniste manifeste. Dans cet horizon, le trucage par le montage et les lumières, omniprésent, ne vise pas à masquer la réalité mais à rendre sensible l’invisible par l’image et le son, dans le temps et dans l’espace.

De plus, il s’est attaché à mettre en images l’intériorité humaine dans toutes ses facettes, la lâcheté et le mensonge occupant souvent une position clé lorsqu’ils sont démasqués. Il rejoint ainsi Andrei Tarkovski qui affirmait que « la vocation du cinéma, c’est de devenir un moule de l’âme humaine, de pouvoir reproduire une expérience humaine dans ce qu’elle a d’unique ». Ces âmes, innocentes ou noires, se révèlent dans l’affrontement du bien et du mal qui traverse quasiment chaque film.

Le silence imprègne fortement de nombreuses scènes : un silence extérieur qui conduit au silence intérieur, un silence qui peut être tantôt menaçant, tantôt salutaire. Cette ambivalence du silence, très présente dans Vampyr et Ordet, renvoie à la responsabilité humaine dans le choix du bien ou du mal, et reconduit chacun au bonheur tantôt perdu, tantôt donné. Inversement le bruit conduit au malheur et à la mort. C’est la foule qui se déchaîne contre Anne dans Dies irae, ou le bruit du moteur dans Ils attrapèrent le bac, ce court métrage de commande où Dreyer réussit le tour de force de symboliser par l’image et le son l’accélération de la rencontre avec la mort.

Enfin la question lancinante qui traverse l’oeuvre de Dreyer est universelle : comment accéder à la sainteté face à tant de faiblesses et de fausseté ? Tous ses personnages doivent affronter la mort, d’une manière ou d’une autre, et le fond de leur âme se révèle dans cette épreuve. C’est Jeanne d’Arc face à ses bourreaux, Allan Gray face au vampire, Martin devant l’accusation de sorcellerie portée contre celle qu’il aime (dans Dies irae), Mikkel devant la mort en couches de sa femme Ingel (dans Ordet), Gertrud qui décide de ne plus voir celui qu’elle aime profondément et en meurt lentement.

Vincent Aucante, O.F.C.

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