« Malaise dans la démocratie » de Jean-Pierre Le Goff
Pour cette fiche OFC 2016, n°14, Mgr Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers et Président de l’Observatoire Foi et Culture, a lu « Malaise dans la démocratie » de Jean-Pierre Le Goff (Stock, 2016).
Je souligne l’intérêt du livre que propose aujourd’hui Jean-Pierre Le Goff, il a le mérite d’offrir un parcours sans complaisance sur les lieux de fractures de la société française et les impasses dans lesquelles elle se trouve, en particulier, pour l’auteur, du fait d’une gauche, dont on le sent proche, qui a délaissé les question sociales et économiques, et par-là des populations entières, pour se trouver de nouvelles clientèles grâce à ses combats sociétaux. Cependant, on ne cherchera pas l’originalité dans ce livre ; Le Goff ne fait souvent que se référer aux meilleurs auteurs qu’il sera toujours préférable de lire directement, en particulier Christophe Guilluy, Laurent Bouvet et Philippe Muray. Mais, puisque ce sont de bonnes références, le propos ne saurait être mauvais.
Jean-Pierre Le Goff retient cinq domaines qui sont pour lui les points nodaux du malaise français : l’individualisme, l’éducation, le travail, la culture et le religieux. Le point commun à ceci, c’est la culture… on comprend que l’OFC résonne à ce propos. Bien entendu, au-delà des analyses sans concession de l’auteur, une espérance est exprimée, avant tout dans le désir de voir l’Europe et la France, en s’éloignant de la bureaucratie, revenir (mais est-ce le mot juste ?) à leurs sources culturelles et historiques.
« Qu’on le veuille ou non, les pays de l’Europe occidentale se sont construits avec les héritages grec et romain, juif et chrétien et celui des Lumières. Cet héritage est marqué par le doute et la distance critique qui font de l’Europe le ‘’continent de la vie interrogée’’ selon l’expression de Jan Potocka. […] La reconstruction économique, sociale et politique doit s’accompagner d’une reculturation, d’une réappropriation de notre héritage culturel » p. 262.
Il semble que les attentats de janvier et de novembre 2015 ont manifesté l’urgence pour nos pays de sortir de la répétition incantatoire et inefficace du slogan creux et insignifiant du « vivre ensemble ». Creux et insignifiant car, sans doute volontairement, il se refuse à donner un quelconque complément, et donc un quelconque sens à cette injonction. A contrario, d’autres auteurs et penseurs affirment que sans contenu, sans projet, le « vivre ensemble » ne reste qu’un slogan. C’est donc bien la question du « commun » qui est posée, celle, pour le pays, d’un commun qui fédère l’ensemble de ses habitants. Sinon, le « vivre ensemble » ne consiste qu’en une addition informe de groupes et d’individus. « Faute d’un fond commun, l’appartenance collective se dissout, verse dans l’anomie et des formes plus ou moins larvées de conflits ethniques et communautaires. C’est précisément à ce double danger que se trouvent confrontés la France et les pays démocratiques européens » p. 23-24.
Le Goff entreprend dès lors de démonter la vacuité d’un tel projet – qui n’en est pas un – le « vivre ensemble ». Celui-ci est le fruit gâté de 68 et du libéralisme économique. On soulignera que l’un appelle l’autre, la gauche actuellement au pouvoir en est la plus claire illustration. Voici dès lors comment Le Goff définit, à la fois le projet de son livre : « Revenant sur l’origine de l’individualisme, ce livre montre le lien paradoxal entre le modernisme et la contre-culture des années 1960 et 1970, qui s’est trouvée banalisée et intégrée à la culture dominante, aboutissant à l’hégémonie du ‘’gauchisme culturel’’, à un conformisme individualiste de masse se présentant sous les traits de l’anticonformisme, de la fête et de la rébellion qui vit à l’abri de l’épreuve du réel et de l’histoire tout en ayant tendance à se prendre pour le centre du monde. C’est tout un monde à part qui s’est créé et a accentué les fractures de la société en ignorant et en méprisant ceux qui n’entraient pas dans ce modèle » p 13-14.
La première partie du livre, qui concerne l’individualisme, est à mon avis la plus forte et la plus originale, elle concerne le domaine principal des recherches menée par Jean-Pierre Le Goff.
Ce dernier rappelle la définition que donna Tocqueville de l’individualisme : « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. […] Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur. […] Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire au moins qu’il n’a pas de patrie » De la démocratie en Amérique, t. II, 2ème partie, chap. II, p. 143 et 145, et IVe partie, ch. VI, p. 434, Gallimard, 1999 (cité p. 25-26).
Nous assistons aujourd’hui à l’expression d’un nouvel individualisme, celui-ci « est en fait un ‘’faux gentil’’ qui ne supporte ni la contradiction ni le conflit, non plus que le tragique inhérent à la condition humaine et à l’histoire.
Il s’est construit un monde à part où il vit, se protège de l’épreuve du réel et se conforte avec ses alter ego. Il se veut à l’abri des désordres du monde et ne veut pas voir d’ennemi, et quand le fanatisme islamiste vient frapper à sa porte, le désigne sans lui demander son avis, il ne comprend pas ce qui lui arrive et se demande pourquoi tant de haine et de meurtres alors qu’il est si ouvert et si gentil.
En fin de compte, cet individualiste considère tout bonnement le monde et la société comme le prolongement de lui-même, de ses sentiments et de ses relations affectives. Les rapports sociaux et politiques ne sont plus insérés et structurés dans une dimension tout à la fois collective, historique et institutionnelle, mais réduits à des relations interindividuelles mues par de bons et de mauvais sentiments (l’amour contre la haine), qu’il confond avec la morale ; il croit qu’il est possible d’éradiquer la Mal au profit du Bien qu’il incarne et d’une fraternité universelle d’individus semblables à lui-même » p. 38.
Les tensions qui touchent le monde appellent les responsables à sortir des solutions ou compassionnelles, ou sécuritaires, ou bureaucratiques. Une société qui ne propose rien hors l’octroi de nouveaux droits aux groupes, minoritaires et bien organisés, qui les lui demandent, ou bien des primes ou des allocations pour apaiser les mécontentements catégoriels, entretient et le désarroi et la critique, justifiée, à son endroit.
« La volonté de satisfaire tout le monde aboutit en fin de compte à ne satisfaire personne et décrédibilise un peu plus la parole politique au sommet de l’Etat. On ne compte plus les promesses non tenues qui ‘’n’engagent que ceux qui veulent y croire’’. Dans ce domaine, les hésitations, les revirements, les détricotages et les retricotages des lois ont atteint des sommets sous la présidence de François Hollande, désorientant les citoyens qui ne savent pas où on les mène. Leurs dirigeants eux-mêmes le savent-ils vraiment ? » p. 244.
Comme le font Jean Birnbaum (Un silence religieux; cf. OFC 2016, n° 12) et Marcel Gauchet (Comprendre le malheur français; fiche OFC à venir), Jean-Pierre Le Goff ne se résigne pas à la déliquescence du politique et compte sur ses capacités de rebond.
« On ne saurait désespérer de la politique dans un pays comme la France, qui est le fruit d’une longue histoire marquée par l’attachement à la puissance publique et à la capacité de la politique à changer le cours des choses. Mais encore s’agit-il de savoir à quelles conditions la politique peut retrouver sa dignité et sa crédibilité. Deux exigences peuvent être mises en avant : assumer ses responsabilités et sa fonction ; réarticuler la politique et l’histoire » p. 257.
Pour lui, chaque nation doit retrouver – trouver – ce qui fait sa singularité, c’est à cette condition qu’elle pourra agréger à elle de nouveaux citoyens et nouer des contacts authentiques avec les nations voisines, y compris au sein d’une Europe plus culturelle que financière. On voit sous la plume de Le Goff revenir la citation, tellement reprise ces derniers mois, du discours d’Ernest Renan Qu’est-ce qu’une nation ? « L’alternative au nationalisme xénophobe et chauvin n’est pas l’évocation d’une patrie désincarnée, encore moins d’une citoyenneté du monde invertébrée. Elle suppose une histoire, un ‘’héritage de gloire et de regrets à partager’’ et ‘’dans l’avenir un même programme à réaliser’’ (Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Pocket, 1992, p. 54). Le ‘’consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune’’ (ibid.) est inséparable de cette inscription dans l’Histoire » p. 260.
Au contraire, « l’idée de ‘’citoyenneté du monde’’ brouille les repères qui structurent une collectivité historique : elle vide la notion de citoyenneté de toute appartenance nationale et européenne ; elle en dénature la signification proprement politique dans la mesure précisément où la politique suppose l’appartenance à une cité qui n’est pas planétaire, mais implique une histoire, une langue et une culture, la délimitation d’un territoire marqué par des frontières, l’existence d’un Etat qui incarne la collectivité et assure la sécurité » p. 242.
« Nous vivons dans un moment critique de l’histoire qui peut déboucher sur des formes de guerre civile, de conflits ethniques plus ou moins larvés en France et en Europe. Il ne s’agit pas seulement de faire face aux menaces du terrorisme islamiste, mais aussi de rompre avec la démocratie de l’informe et du déni, du relativisme culturel et de la démagogie qui renforcent le malaise et nous désarment » p. 250.
Mgr Pascal Wintzer
Archevêque de Poitiers