Pierre Manent, « Situation de la France »
Fiche OFC 2015, n° 33 signée par Mgr Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers et Président de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) à propos du livre de Pierre Manent, Situation de la France (Desclée de Brouwer, 2015).
Il serait regrettable que le livre de Pierre Manent soit réduit à un appel à abandonner la laïcité et à baisser la garde devant l’islam. Même si la réflexion de Pierre Manent aborde la présence de l’islam en France et en Europe, ce point n’est que la mineure de son propos. Pour lui, l’islam n’est que le révélateur des maux et des carences du politique en France et en Europe. Il le souligne dans le débat qu’il tint avec Alain Finkielkraut et que publia Le Figaro le 13 octobre 2015 : « Le problème le plus alarmant qui assiège la France et l’Europe, c’est une désorientation générale, une impuissance croissante à penser et à vouloir un projet commun. L’irruption de l’islam révèle ce problème, l’aggrave sans doute, mais cette désorientation existe indépendamment de l’islam. »
Plus que la question de la mixité ou non dans les piscines, c’est bien le diagnostic qu’il pose sur le politique en France, sur l’état moral du pays, qui doit retenir l’attention, et c’est cela que pointe le titre donné à l’essai : Situation de la France. Plus que de vilipender des éléments qu’ils peuvent lui estimer exogènes, l’islam en l’occurrence, c’est avant tout sur eux-mêmes et leur système politique que la France et les Français doivent s’interroger.
Retenons les éléments principaux du diagnostic :
C’est d’abord la mémoire douloureuse de la défaite qui poursuit la France dans son doute d’elle-même ; elle demeure déterminée par la défaite de juin 1940 : « Nous ne nous en sommes jamais remis » (Situation de la France, p. 8). Je pourrais aussi ajouter que la période coloniale et de l’Empire français d’Outre-mer a laissé à la fois nostalgie et culpabilité.
Ensuite, c’est le nouveau rapport au collectif et à la règle né de mai 1968. « S’il est nécessaire de reconnaître la profondeur des transformations induites par “Mai 68”, il importe aussi d’en préciser le caractère. Leur vérité effective réside dans la délégitimation des règles collectives, qu’elles soient politiques ou simplement sociales » (o.c., p. 10). La conséquence est que désormais la loi a pour finalité de donner forme juridique aux aspirations des individus-citoyens.
Sur ce point, Pierre Manent demeure fidèle à ses travaux et à la pensée qu’il exprime dans ses précédents ouvrages. Citons en particulier La Cité de l’homme (Flammarion, 1994, rééd. 2010, p. 292) :
« L’homme moderne, en tant que moderne, fuit la loi et la poursuit. Il fuit la loi qui lui est donnée, et il cherche la loi qu’il se donne. Il fuit la loi qui lui est donnée par la nature, par Dieu, ou qu’il s’est donnée à lui-même hier, et qui aujourd’hui lui pèse comme la loi d’un autre. Il cherche la loi qu’il se donne à lui-même, et sans laquelle il serait le jouet précisément de la nature, de Dieu ou de son propre passé. La loi qu’il cherche ne cesse de devenir, elle devient continûment la loi qu’il fuit. En fuite et en recherche, ne cessant de poser devant lui la différence des deux lois, l’homme moderne procède ainsi à la création continuée de ce qu’il appelle l’Histoire ».
Ensuite, c’est la manière dont est éprouvée la religion. Alors qu’elle ne devait être qu’une affaire seulement privée, l’islam rappelle qu’elle est un fait social et collectif et qui entend demeurer tel.
Ceci vaut d’ailleurs pour toutes les religions, dont le christianisme : « La première cause du désarroi qui nous paralyse aujourd’hui réside, je crois, dans la perplexité toute particulière que nous éprouvons devant le phénomène religieux […]. Nous ne savons plus guère comment parler de la religion comme fait social ou politique, comme réalité collective, comme association humaine » (Situation de la France, p. 17).
Certes, si l’État français semble impuissant à agir, l’Europe aurait pu faire quelque chose. Point n’est besoin de longs développements pour constater qu’il n’en est rien : « L’islam ne s’insérera pas en Europe en s’avançant simplement sur la plaine des droits de l’homme, vide de choses communes, et passivement ouverte à tout contenu nouveau. Il ne viendra pas davantage enrichir ou troubler la culture européenne, instance politiquement indéterminée qui ne saurait fournir les ressorts de l’action » (o.c., p. 110).
Pour Pierre Manent, nous sommes dès lors devant une alternative, ou plutôt devant un double impératif qu’il se garde d’opposer ; il appelle semblablement l’un et l’autre. D’une part, et pour les raisons que je viens de rappeler et qui portent pour nom impuissance, il convient de faire droit à l’islam comme fait social et à ses pratiques communautaires ; de l’autre, devant l’incapacité à l’Europe à exister comme identité culturelle forte, seuls les nations peuvent être en capacité de trouver des forces nouvelles leur conférant des capacités à exprimer un projet commun auquel adhèrent toutes les populations d’un pays. Ceci passera nécessairement par l’éducation et par le rôle unique et prioritaire reconnu à la langue française. Or, nouveau problème : « L’État à l’oeuvre depuis quarante ans tend à priver l’éducation de ses contenus, ou à vider ces contenus de leur caractère, si j’ose dire, impérativement désirable, pour installer le peuple enfant dans la méfiance ou l’indifférence à l’égard de tout ce qui se présenterait comme un discendum – une chose à apprendre […].
Comment commencer par le commencement, et rassembler les enfants dans la pratique compétente de la langue française, quand on a tant fait pour dépouiller celle-ci de ses “privilèges” ? Si tout tend à signifier que le français n’a pas plus de titre à être enseigné et pratiqué que l’anglais, le breton ou l’arabe, quelle finalité associative conserve encore l’éducation ? » (o.c., p. 40-41).
Dans l’attente de temps meilleurs, si tant est qu’ils soient désirés et mis en oeuvre, il convient de composer avec le fait social massif qu’est la présence des musulmans, citoyens français, et de l’islam, religion du pays :
« La politique possible est un compromis entre les citoyens français musulmans et le reste du corps civique. Je ne me propose pas d’esquisser ici le programme d’une telle politique, mais je soutiens que ce compromis reposera nécessairement sur deux principes qui ne peuvent valoir que s’ils sont honorés ensemble : d’une part, les musulmans sont acceptés “comme ils sont”, on renonce à l’idée vaine et passablement condescendante de “moderniser” autoritairement leurs moeurs, pour ne rien dire de cette “réforme de l’islam” à laquelle aspirent avec une passion un peu difficile à comprendre tant d’athées de notre pays ; d’autre part, on préserve, on défend, on “sanctuarise” certains caractères fondamentaux de notre régime et certains traits de la physionomie de la France » (o.c., p. 71).
Pour autant, l’État devra poser des règles et des limites. « Les restrictions que notre régime politique est tenu, je crois, d’imposer aux moeurs musulmanes traditionnelles se ramènent à l’interdiction de la polygamie et du voile intégral » (o.c., p. 76). Sans doute est-on ici dans ce qui est un minima ; rien n’est dit par Pierre Manent au sujet des règles musulmanes du mariage ou du respect de la liberté religieuse.
C’est d’ailleurs ici qu’Alain Finkielkraut se montre le plus incisif : « Qu’est-ce à dire ? Que les musulmans, soucieux d’éviter la mixité, pourront choisir à l’hôpital leur médecin selon son sexe ? Que nous devrions nous résigner à accueillir chez nous des salons de la femme musulmane où des imams certifiés menacent celles qui ne portent pas le voile islamique des feux de l’enfer dans l’au-delà et d’agressions sexuelles méritées ici-bas ? Tout dans notre communauté d’expérience s’y oppose » (Le Figaro, 13 octobre 2015).
Loin d’agiter les « valeurs de la laïcité », ce hochet imaginaire et qui ne sera d’aucune efficience, c’est bien au pays dans son ensemble, à son projet politique, que s’adresse le livre de Pierre Manent. « Les musulmans français ne trouveront leur place dans la société française que s’ils la trouvent dans la nation. Ils ne la trouveront dans la nation que si celle-ci les accueille selon sa vérité et selon leur vérité – non pas donc simplement comme des individus-citoyens titulaires de droits accueillent d’autres titulaires des mêmes droits, mais comme une association de marque chrétienne fait sa place à une forme de vie avec laquelle elle ne s’est encore jamais mêlée sur un pied d’égalité » (o.c., p. 164).
On relèvera ici la formule « de marque chrétienne », qui revient plusieurs fois et jusque dans la dernière phrase du livre (o.c., p. 173) pour désigner l’empreinte que Pierre Manent reconnaît ineffaçable en France et en Europe, comme moule toujours fécond du « bien commun » à partager.
Il souligne également la place que sont appelés à tenir les juifs : « La part qu’ils prennent désormais à la vie du monde réclame d’eux un rôle médiateur qui répond, on le croit à la vocation la plus profonde du judaïsme » (o.c. p. 53).
Mais les catholiques sont également interpelés : eux « aussi ont à accomplir l’opération délicate qui, après et avec la séparation, permet l’union sans confusion entre le politique et le religieux. Eux aussi ont à se donner comme citoyens à un corps civique plus grand que l’association des catholiques français, non pour s’y perdre, mais pour y trouver leur place et y prendre leur part en tant que catholiques. Il s’agit pour eux aussi d’accomplir ce mouvement de l’âme qui est à la fois rétrécissement et agrandissement, humiliation et élévation » (o.c., p. 152-153).
En effet, si l’État n’assume pas sa mission, si les nations se dissolvent, le risque est que les groupes s’organisent pas eux-mêmes, tant pour l’éducation que pour tout autre élément de la vie sociale. Ceci n’est pas qu’une hypothèse, dans bien des domaines déjà – je pense à l’école en particulier.
Mgr Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers et Président de l’OFC
Pierre Manent interviendra au 6ème colloque de l’OFC :
« Le désenchantement du politique est-il irréversible ? »
(En 2016 : « La dignité du politique » ; avec l’Académie Catholique de France).
à Paris, à la Maison des évêques de France, 58 avenue de Breteuil, 7ème arrondissement, le samedi 28 novembre 2015, de 10h à 17h.
Intervenants : Blandine KRIEGEL, Père Henri-Jérôme GAGEY, Pierre MANENT, Marcel GAUCHET, Françoise MÉLONIO, Michel SCHNEIDER, Laurent BOUVET, Père Matthieu ROUGÉ, Mgr Pascal WINTZER.
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