« Supprimer une vie est toujours une violence », par Mgr d’Ornellas
Dans le cadre d’une future révision de la loi sur la fin de vie, Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes a été auditionné le 1er octobre par les députés Jean Leonetti et Alain Claeys.
Parler de la fin de vie, c’est inévitablement évoquer notre regard sur l’homme et sa finitude, sur sa commune fragilité face à la mort. Regard d’autant plus aiguisé qu’il se porte sur des personnes en situation de vulnérabilité et de souffrance, situation qui appelle une empathie guidée par la sagesse et la bienveillance. Regard d’autant plus averti que la personne en fin de vie et la personne soignante, comme le législateur et le prêtre, ont en commun d’être situées face à la mort, et plus précisément face à leur propre mort. Une fraternité lie les hommes dans leur commune humanité marquée par la finitude.
En commençant, je tiens à rendre hommage à tous ceux et toutes celles qui accompagnent leurs frères et sœurs en humanité, fragilisés et en fin de vie, de telle sorte qu’ils soient « dans le confort ». Les situations qu’ils rencontrent les tiennent de façon modeste face et avec ces personnes en fin de vie. L’accompagnement qu’ils réussissent à mener en équipe les renforce dans leur conviction que leur tâche est belle et qu’il vaut la peine qu’elle soit davantage connue et reconnue.
A – Trois considérations générales
1 – Choisir entre violence et douceur
Face à l’être humain, l’humanité a progressivement laissé émerger une attitude qui s’exprime par « tu ne tueras pas ». Celle-ci est présente dans le serment d’Hippocrate. Supprimer une vie, dans le seul but de donner la mort au frère en humanité, est toujours une violence et engendre de la violence, quelle que soit la manière dont l’acte est commis et dont la conscience s’en justifie, précisément pour en masquer la violence. Violence sourde, d’autant plus nocive parce qu’elle est difficile à repérer.
De quel guide ont besoin les techniques médicales pour que la relation aux personnes en fin de vie ne devienne pas un propagateur silencieux de violence et de peur dans notre société ?
« Tu ne tueras pas » est un interdit fondateur (Levinas). Il indique la ligne en dessous de laquelle la dignité humaine est toujours violée, et la fraternité inhérente à la condition humaine, blessée. Cet interdit est parfois lourd à porter car la « fraternité » est trop onéreuse à vivre dans des situations d’extrême vulnérabilité. Quel guide allègera le fardeau afin que nul ne soit tenté de le transgresser, et donc d’être violent avec lui-même ou sur autrui ? Penser la loi, c’est édifier le guide qui éduque à la juste manière de respecter le vivant humain lorsqu’il s’en va, fragilement, vers son dernier instant sur terre, lui qui est toujours une personne singulière, unique et digne, et qui est toujours un « frère ».
Devant la fragilité de l’être humain, l’humanité s’est forgé une autre attitude qui s’exprime par « tu aimeras ». Cette attitude est la réponse positive à l’interdit du meurtre. Si celui-ci trace une ligne au-dessous de laquelle ne pas aller, l’impératif « tu aimeras » ouvre largement l’espace de l’action à la hauteur de la dignité humaine et de la fraternité qui lie les humains. Aimer est ici une attitude qui tout à la fois respecte, aide, accompagne et protège la personne vulnérable. Cette attitude génère douceur et sérénité. Elle est un impératif en toute conscience humaine, car tous, nous qui sommes des « êtres en relation », nous ne vivons bien qu’en étant personnellement aimés, jusqu’au bout.
La technique est performante dans l’art de l’accompagnement des personnes en fin de vie. Elle ne supprimera jamais que le sujet de l’accompagnement est une personne humaine ou un groupe de personnes humaines (monde soignant, famille, personne de confiance, etc.). Aimer avec justesse n’est possible que par la qualité du regard porté par une personne sur la personne fragile. Cette qualité vient tout autant d’une manière de faire que d’une expérience partagée et guidée, dans un cercle collégial. Cette qualité du regard sur la personne se traduit dans l’art médical de l’accompagnement des personnes en fin de vie. Un tel art engendre de la douceur dans notre société. L’expérience le montre. Expérience qui a besoin d’être propagée et transmise. Cet art a besoin d’être appris. C’est pourquoi, il est nécessaire de l’enseigner largement.
2 – Le déni ou la relation juste
Toute fragilité, et celle de notre condition mortelle en particulier, provoque d’abord le déni pour éviter de la regarder en face. Quand cette fragilité est posée devant nous parce que nous sommes face à la personne en fin de vie, celle-ci nous révèle notre propre fragilité et nous sommes tentés de l’esquiver. Cette tentation est compréhensible ; elle signifie que nul n’habite complètement l’humanité qui est pleinement sienne en étant celle de tout être humain. Cependant, ce déni, par la peur qu’il sous-entend, conduit à des gestes inadéquats car il s’agira toujours de se masquer la finitude qu’on ne veut ni ne peut voir. Le déni empêche d’écouter la personne en situation de fragilité, de la voir en vérité comme une personne, de poser sur elle un regard qui la respecte, qui prend du temps, et qui la comprend grâce à ce qu’elle exprime ou voudrait exprimer.
Il est possible de se situer dans une relation de personne à personne, si l’on connait l’attitude juste qui aide la personne en fragilité, parfois extrême. La méconnaissance de cette attitude juste favorise le déni et engendre la tentation du refus de voir la fragilité. C’est pourquoi l’enseignement de l’attitude soignante adéquate pour le bien d’une personne en fin de vie est essentiel. Le savoir-faire, qui est aussi un savoir-être, est la condition nécessaire pour ne pas demeurer dans le déni qui engendre violence, alors que l’attitude juste est source de douceur et de paix.
L’enseignement de la médecine palliative est donc indispensable. Il devrait être dispensé pendant les études de médecine à tous les étudiants et non pas être seulement réservé comme une spécialité pour quelques-uns. Cette médecine n’est pas le parent pauvre de la médecine curative à qui seraient réservés les exploits de la guérison. Elle n’est pas non plus celle à qui on laisserait enfin la place au moment où la médecine curative avouerait son échec.
Prendre soin de la personne malade, l’accompagner dans la globalité de son être commence dès qu’un soin est donné pour lutter contre la maladie. C’est d’ailleurs l’attention au prendre soin qui ouvre au discernement sur le soin qui n’est plus alors exposé à la routine de se poursuivre indéfiniment en allant toujours plus loin. Le prendre soin inclut le soin. Le Rapport Penser solidairement la fin de vie, rédigé sous la conduite du Professeur Sicard, en a bien montré l’importance. Quand le moment vient où la médecine curative cesse, il reste alors la continuité du prendre soin qui a déjà commencé bien avant ce moment, et qui n’a pas de raison d’être arrêté.
3 – Faire émerger une culture palliative
Dans la continuité de la loi du 22 avril 2005 qui fut à l’unanimité reconnue comme un bien pour notre société, et dans la continuité des progrès qui ont été faits depuis, cet enseignement doit encore se propager. Il ne se contente pas de situer le personnel médical face aux maladies diagnostiquées pour trouver les remèdes, même de façon raisonnable et proportionnée, mais il dispense un savoir qui situe le professionnel de santé face à la personne, qui est malade, et en « alliance thérapeutique » avec elle dans le respect de sa juste autonomie. Cet enseignement permet à la médecine d’accomplir sa vocation où soigner et prendre soin s’interpénètrent. Il est nécessairement pluridisciplinaire afin de prendre en compte toutes les dimensions de la personne, y compris religieuse.
Cet enseignement est à diffuser dans la société car la mort et la fin de vie ne sont pas seulement des problèmes médicaux mais des faits sociaux et personnels, qui alimentent des œuvres d’art et la réflexion des plus grands philosophes comme celle des plus humbles. Il s’agit de promouvoir une culture du prendre soin global de la personne, de telle sorte que les artistes finissent par s’en inspirer, témoignant ainsi qu’elle serait devenue un bien commun et une évidence. Une telle culture est génératrice de paix et de douceur.
Nous avons tous besoin d’apprendre que le juste soin existe : il est celui qui soulage la douleur et l’angoisse, qui propose écoute, dialogue, accompagnement humain et spirituel, qui sait accueillir et comprendre les expressions de la finitude humaine. L’activisme médical, quand la guérison n’est plus l’horizon, ne respecte pas la personne qui s’en va.
Nous avons tous besoin d’apprendre à résister à la tyrannie de l’émotionnel et à la pression sociale en en comprenant les ressorts non-dits qui sont souvent ceux de l’ignorance. Combien de Français savent-ils que l’obstination déraisonnable est interdite, que toute souffrance peut légitimement être apaisée, et que la volonté du patient sera écoutée ? Respecter la personne en fin de vie – ce que tout Français souhaite –, c’est en aucun cas demander ou pratiquer des soins disproportionnés, ni mettre intentionnellement fin à ses jours, c’est accéder au discernement de raison avec l’empathie pour le « frère » en grande vulnérabilité.
Nous avons tous besoin d’apprendre que la mort « naturelle » est le dernier instant normal de vie sur notre terre, qui survient parce que l’organisme humain est parvenu au bout de son chemin, sans obstination déraisonnable, ni précipitation délibérée du décès. Ce moment nous est confié en raison même de la fragilité de la personne qui le vit. Celle-ci se confie en toute confiance si elle se sent respectée, écoutée, aimée et accompagnée.
Nous avons tous besoin d’apprendre qu’il n’y a pas de « mort sociale ». Par cette expression, on prétend qu’il existe, à côté de la mort cérébrale, une autre forme de mort quand la personne est tellement diminuée qu’elle ne peut plus participer à la vie sociale. Cette seule idée est une violence inouïe exercée à l’égard des personnes âgées, handicapées, et, plus généralement, à l’égard de celles dont les capacités cognitives et relationnelles sont atteintes. Le témoignage de Mme Maryannick Pavageau, qui se fait l’écho de tant d’autres, mérite d’être reçu.
Nous avons tous besoin d’apprendre ce qui se cache derrière les demandes de « bonne mort », souvent identifiée avec la liberté d’en finir. « Mais, s’interroge le Rapport Sicard, s’agit-il vraiment du souhait d’une « bonne mort » ? Ne s’agit-il pas plutôt du refus de l’éventualité d’une vie insupportable, en fin de vie ? »
Nous avons tous besoin d’apprendre à attendre la mort, à respecter le temps encore à vivre, à ne pas être désarmé face à l’imminence de la mort. Apprendre à ne pas voler ce temps parce qu’il n’est pas stérile et qu’il est parfois une étape décisive dans une vie d’homme ou de femme. Apprendre aussi l’accompagnement de la famille ou des proches pendant ce temps qui leur est douloureux, et qui peut susciter chez eux de l’impatience devant cette durée jugée inutile et génératrice d’angoisse.
Nous avons tous besoin d’apprendre que l’utilitarisme n’appartient pas à la grammaire du respect de la personne fragile. Le désir de supprimer le temps de la fin de la vie est souvent l’indice que la valeur utile de la personne est considérée, et non la personne elle-même. Ce désir rejoint la tendance au déni par lequel on esquive la mort. La personne en vulnérabilité, quand elle s’approche du terme de sa vie, est cependant « utile » dans la mesure où elle fait appel à des ressources d’humanité que notre société ignorerait sans elle. Paradoxalement, si on sait accueillir pour elle-même une personne fragile en fin de vie, alors la société devient moins dure et plus douce.
B – Trois points particuliers
1 – L’intention au cœur des soins palliatifs
Un tel enseignement et une telle culture réduiraient l’ignorance et le déni qui sont vraisemblablement à l’origine d’une montée de la demande de légalisation de l’euthanasie. Il s’agit d’apprendre les conditions de la fin de vie et du dispositif législatif actuel. Il s’agit aussi de donner davantage de moyens aux soignants et à leur formation pour que le respect et l’accompagnement de la personne soient toujours davantage l’âme de la médecine. Lorsque la demande d’euthanasie apparaît comme réfléchie, elle indique d’abord le vœu de ne pas être livré à ce que le rapport Sicard appelle « une médecine sans âme ».
L’euthanasie, qui est toujours un acte de mort, est une transgression lourde. Elle ne laisse pas la conscience indemne, même si on peut finir par « s’habituer » à un tel geste lorsque le législateur « protège » par des procédures cette transgression de l’acte de soin. Elle brise la confiance dans la relation de soin, confiance qui est essentielle à la paix d’une société.
Le débat n’oppose pas les partisans des soins palliatifs et ceux de l’euthanasie. Il sépare ceux qui considèrent que l’euthanasie « complète » les soins palliatifs et ceux qui estiment au contraire, qu’elle les contredit et les ruine de l’intérieur puisqu’elle devient une « option » parmi d’autres, proposée « légalement ».
Au cœur des soins palliatifs, il y a l’intention clairement et collégialement délibérée de soulager toute douleur, et de prendre les moyens appropriés pour y arriver. L’intention, pour être sincère, doit donc s’accompagner de l’acquisition de compétences dans les moyens mis en œuvre. Une telle intention du personnel soignant suffit pour agir de telle sorte que la personne en fin de vie ne souffre pas et vive le temps qu’elle a à vivre jusqu’à son décès.
Nous avons tous besoin d’apprendre la juste valeur de l’intention qui est toujours intention de la fin discernée et voulue, avant d’être intention des moyens. En effet, « par euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou une omission qui, de soi et dans l’intention, donne la mort afin de supprimer ainsi toute douleur. L’euthanasie se situe donc au niveau des intentions et à celui des procédés employés ». (Jean-Paul II, Evangelium vitæ § 65).
L’intention pour un juste accompagnement demeure la volonté de soulager la douleur même si la conséquence est connue – affaiblissement de l’organisme qui ira plus rapidement au terme de sa vie sous l’effet de la maladie – mais non voulue. On ne peut donc pas parler d’euthanasie lorsque le décès survient après l’administration de thérapeutiques dont l’intention droite était le soulagement de la douleur.
Il s’agit alors d’une « sédation en phase terminale », et non d’une « sédation terminale ». Cette dernière expression est à bannir, car elle signifie une sédation dans l’intention d’en terminer rapidement avec la vie. Elle signifie donc un acte d’euthanasie. Cette sédation peut alors apparaître comme le masque acceptable d’une euthanasie inacceptable. Les mots ont leur importance. Ils disent la réalité. La confusion entretenue sur le vocabulaire brouille les repères et engendre de la peur. Refuser le réel en abdiquant le sens des mots participe à l’engendrement souterrain de la violence dans une société. Ce refus vient d’un déni non-dit.
Quand le patient n’est pas en phase terminale, la sédation dans le but de « dormir » est-elle pour lui un droit ? Assurément non. Le médecin demeure l’allié du patient et non son otage ; il s’agit pour ce dernier de prendre une décision « avec » le professionnel de santé qui, en écoutant attentivement cette demande de sédation, est invité à trouver les moyens d’un surcroît d’accompagnement. Cela s’avère souvent difficile. En tout cas, la relation de soin, habitée par la confiance, demeure essentielle ; c’est peut-être dès le début que le sujet de la sédation pourrait être abordé en toute confiance entre le médecin et son patient.
Dans certaines situations, n’est pas euthanasique, le fait de limiter ou d’arrêter des traitements dans la seule intention de faire cesser une obstination déraisonnable. La nature de l’intention du geste soignant en fin de vie est donc déterminante pour évaluer aussi bien sa valeur morale que son intérêt médical. L’idée qu’on ne doit juger un acte que par ses conséquences est donc insuffisante et erronée. L’intention, et les compétences qui y sont attachées, demeure porteuse de l’idée qu’on se fait de l’homme et de sa valeur éthique.
Promouvoir la culture palliative dans notre société et interdire l’euthanasie, c’est promouvoir une certaine conception de l’éthique digne de l’homme, et de la fraternité qui nous relie les uns aux autres, c’est traduire les valeurs d’une société qui est guidée par une éthique de la vulnérabilité et de la solidarité, sans laquelle il ne peut y avoir d’éthique de l’autonomie, car nous sommes reliés par la fraternité. C’est contribuer à une culture du prendre soin global de la personne, culture de paix et de douceur.
2 – La question des directives anticipées
Selon la loi actuelle, « les directives anticipées indiquent les souhaits de la personne relatifs à sa fin de vie concernant les conditions de la limitation ou l’arrêt de traitement. » Le corps médical doit simplement « en tenir compte ».
Par respect pour la personne soignée et accompagnée, il est envisagé de les rendre plus contraignantes. Cela est juste. Mais de quelle manière ? En mettant en place une procédure collégiale qui oblige le corps médical à faire un acte d’interprétation qui tienne compte à la fois de ce qui est écrit dans la directive et de la situation médicale actuelle du patient. Qui participerait alors à cette délibération collégiale pour vérifier qu’il a effectivement été tenu pleinement compte de cette directive anticipée ? La personne de confiance, le médecin traitant, la famille ? Une personne dument formée à cet effet ?
Pour élaborer la juste pratique juridique, il faut certainement tenir compte
- du droit du patient à être pleinement éclairé,
- du respect de sa volonté quand elle est exprimée,
- de sa liberté à changer d’avis quand il le souhaite,
- et de pouvoir le faire facilement sans en être entravé par la difficulté de la procédure.
Mais il est nécessaire aussi de considérer la personne soignante et le respect de sa compétence et de sa conscience.
Les directives anticipées devraient être rédigées dans un dialogue régulier avec le médecin traitant. Cela implique que ce dernier soit pleinement formé à la médecine et à la culture palliatives, et sache expliquer au patient qu’il existe une médecine avec âme : celle qui d’un côté ne verse pas dans l’acharnement thérapeutique disproportionné ni dans la dérive de l’euthanasie, et qui, d’un autre côté, sait calmer toute souffrance aussi bien par l’administration de produits que par l’accompagnement brisant la solitude et soutenant la confiance.
Les directives anticipées ne devraient pas être « opposables », car elles pourraient transformer l’exercice médical en une exécution mécanique d’injonctions qui ne seraient pas nécessairement appropriées à la situation, ni même aux vœux exprimés par le patient. Les directives devenues « opposables » feraient courir le risque d’une multiplication des contentieux devant les tribunaux et pourraient ainsi accentuer la tendance, délétère pour la relation de soin, à transférer au juge la responsabilité de la décision médicale. À moins que ces directives opposables, devenues des « prescriptions » transformant le soignant en simple exécutant des volontés rédigées, exonèrent celui-ci de toute responsabilité dans l’appréciation de la situation. Vers quelle médecine irions-nous ? « Opposables », les directives ne briseraient-elles pas « l’alliance thérapeutique » entre patient et soignant, promue avec intelligence ces dernières années ? Ne serait-ce pas un retour en arrière en raison d’une compréhension erronée de l’autonomie ? Celle-ci ne se comprend bien qu’à l’intérieur de la fraternité qui est toujours à édifier avec patience.
3 – L’assistance médicale au suicide peut-elle être considérée comme un droit ?
L’euthanasie n’est pas un geste de soin, mais un échec de l’accompagnement médical. Il en est de même pour l’assistance médicale au suicide : il transforme la fraternité, grâce à laquelle on accompagne dans la vie, en une solidarité pour la mort. Réclamer le suicide assisté, c’est engager l’autre dans une décision mortelle pour soi-même. C’est l’entraîner dans une complicité vers le choix de mort. C’est finalement rendre trouble le regard que ce « frère » porte sur l’homme et sur sa valeur, pour progressivement le rendre aveugle sur la vie humaine. C’est en définitive engendrer de la violence.
La légalisation de l’assistance médicale au suicide serait un échec du législateur qui enverrait un message extrêmement troublant sur la valeur éthique de la vie humaine. Quelle valeur éducative et quel guide serait une loi civile qui, en fournissant une aide médicale à la personne qui veut se suicider et en demandant aux citoyens de financer cette aide, exprimerait publiquement que le suicide assisté est un bien pour la personne ?
Et comment cette loi ne serait-elle pas discriminatoire ? En effet, elle préciserait les conditions pour lesquelles une personne pourrait être assistée dans son suicide. Mais alors toutes les personnes qui ne rempliraient pas ces conditions se verraient interdire cette assistance, alors même qu’elles souhaitent le suicide sans avoir la capacité de poser l’acte ? Une fois la porte ouverte, la loi élargirait nécessairement les conditions.
La demande de suicide ne provient-elle pas le plus souvent d’un défaut d’accompagnement ? Celui-ci doit restituer une atmosphère familiale de telle sorte que la personne sente son appartenance à l’humanité et se sache aimée. Sans doute faut-il du temps pour que certaines psychologies finissent par trouver la paix et ne plus être taraudées par la tentation du suicide. Le témoignage des Petites Sœurs des Pauvres fondées près de Rennes est éloquent : dans leur nombreuses Maisons pour personnes âgées, souvent pauvres, parfois sans familles, où travaillent des professionnels de santé, elles n’entendent pas de demandes de suicide.
Face aux demandes, la loi pourrait être un guide qui promeuve un accompagnement renforcé, voire spécialisé. En effet, la loi civile, pour être éducatrice de paix et de douceur dans notre société, se doit d’être cohérente. Comment se conjuguerait l’offre d’une assistance au suicide avec l’inquiétude exprimée dans le Rapport remis en octobre 2013 à la Ministre en charge des personnes âgées ? Ce rapport du Comité National pour la Bientraitance et les Droits des Personnes Âgées et des Personnes Handicapées (CNBD), intitulé Prévention du suicide chez les personnes âgées, proposait des mesures judicieuses pour lutter contre ce fléau. Comment dire dans le même temps que le suicide est un malheur qu’il convient de combattre, et que dans certaines circonstances il serait un bien et un droit ?
Sur le suicide lui-même, le droit français s’abstient. Cette abstention n’est pas acquiescement. Car une société pleinement humaine ne saurait approuver le suicide, encore moins l’offrir à l’admiration publique, sans provoquer des dommages collatéraux pour les plus fragiles des siens. La société dans sa fausse bienveillance proposerait une étrange issue aux situations difficiles : la mise à disposition d’un poison mortel. Le suicide ne serait plus alors ce que les juristes appellent une « liberté personnelle », c’est-à-dire un acte non punissable, mais un droit opposable. Un abîme sépare une telle liberté et un tel droit ! Si tant est qu’il s’agit encore d’une liberté, car on ne se suicide point par choix mais parce que l’on n’aperçoit pas d’autre choix possible. La culture palliative, qui a besoin de moyens, fait émerger d’autres choix plus heureux tant pour la personne que pour la société, car ils sont générateurs de paix et de douceur pour tous.