Emmanuel Todd : Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine

Fiche n°2 de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du 10 janvier 2018

Emmanuel ToddEmmanuel Todd, sans doute plus connu encore à l’étranger qu’en France, est l’auteur d’une œuvre scientifique abondante, centrée sur l’étude de la composition des structures familiales. Dans le présent volume, il offre une sorte de conclusion anticipée de ses travaux, en essayant d’en saisir la dynamique historique et la façon dont ils peuvent éclairer le devenir de notre société (1). Son propos, à la fois important et ambitieux, est très riche et foisonnant. Deux constatations servent de piliers à cette étude.

Tout d’abord, une « description enrichie » de notre univers impose d’en considérer les diverses dynamiques structurantes. Celles-ci fonctionnent au moins sur trois échelles de temps : le temps « conscient » de la globalisation économique et politique, qui s’est imposée en 50 ans ; le temps « subconscient » de l’éducation, qui a requis 500 ans pour une l’alphabétisation universelle ; enfin le temps « inconscient » d’abord structuré par le lent mouvement de différenciation des structures familiales depuis 5000 ans environ – et aussi par celui des diverses religions, sur une échelle deux fois plus réduite (2).

Ensuite, à l’intérieur de la dynamique la plus structurante, la recension géographique des diverses structures familiales montre, sur tous les continents, que le modèle originel (3) du genre humain est celui de la « famille nucléaire », constituée par un couple et ses enfants, lesquels s’éloignent à l’adolescence pour fonder ensuite des unités domestiques autonomes ; les autres modèles font intervenir une « patrilinéarité croissante », selon diverses modalités. D’abord la « famille souche », où un héritier unique est désigné parmi les enfants (un fils quand il y en a un : cf. Allemagne, Japon), puis la « famille communautaire exogame », où tous les fils restent associés à leur père mais se marient à l’extérieur de leur groupe initial (cf. Chine, Russie), enfin la « famille communautaire endogame » où le mariage se fait, quand c’est possible, entre les enfants de deux frères (cf. monde musulman). D’autres formes existent, plus ou moins complexes ; la France est l’un des rares pays où se rencontrent depuis longtemps plusieurs modèles (4). Ainsi, à rebours du discours le plus répandu, il apparaît que le modèle occidental du couple autonome, promu comme celui de la modernité, correspond au contraire à une forme première de structure familiale, s’opposant à d’autres, plus récentes, qui résultent elles-mêmes d’un lent processus de sédimentation historique et culturelle.

En d’autres termes, la globalisation actuelle, spectaculaire, ne doit pas occulter une différenciation anthropologique croissante, à nuancer suivant les temps et les lieux. Outre ces deux prémisses, un résultat formulé en cours d’étude est lui aussi essentiel pour suivre la pensée de l’auteur : la démocratie, sous ses diverses formes, est toujours antérieure à la complexification historique des structures sociales, qui favorise les régimes autoritaires. Elle peut favoriser l’émergence de nouveautés, mais ne doit pas, elle non plus, être confondue avec la phase ultime d’un développement obligé.

Dès lors, l’ouvrage parcourt les divers processus de différenciation anthropologique au long de l’histoire humaine, à partir du fonds commun nucléaire de l’homo sapiens originel, avant d’examiner plus en détail l’époque contemporaine. À chaque étape, observations et rapprochements (parfois polémiques) fourmillent. Compte tenu des dimensions de notre fiche, nous ne pouvons que renvoyer à leur lecture détaillée, en nous contentant de reprendre quelques-uns des acquis les plus généraux tels que formulés dans la conclusion (6).

« Le sentiment d’impuissance qui étreint aujourd’hui les élites et les peuples du monde les plus avancés résulte d’une ignorance des forces qui s’expriment et produisent, inlassablement, des événements prétendument incompréhensibles : inégalité et tassement du niveau de vie sur fond de progrès technologique, nihilisme d’expression religieuse, xénophobie, conflits entre les nations à l’heure où le concept de nation est réputé dépassé. […]

On ne saurait prétendre gérer le monde le plus avancé si l’on refuse de percevoir sa diversité profonde, indéfiniment reproduite par une mémoire des lieux qui résulte elle-même de la différenciation de types familiaux définis par 5000 ans d’évolution. La technologie n’efface pas les mœurs […] L’homme universel existe, bien sûr […] Mais les nations, elles, sont spécifiques. L’idéologie de la globalisation repose sur une hypothèse de l’homogénéité. Or, celle-ci est impossible à réaliser. Cette idéologie, du coup, menace de nous conduire à des conflits de puissance aggravés par des affrontements de valeurs. […] Nous devons accepter d’aborder l’histoire par ses deux dimensions majeures. Le niveau subconscient, éducatif, représente sa dimension universelle. Partout, la trajectoire de l’éducation, malgré ses décalages et ses différences de rythme, est la même pour toute l’espèce homo sapiens. Elle constitue la réalité de la mondialisation. Partout cependant, dans le monde avancé, une stratification éducative nouvelle a brisé l’unité du corps des citoyens. Un nouveau subconscient inégalitaire a pulvérisé les idéologies et les restes de religion issus de l’âge de l’instruction primaire. La crise de la démocratie et les regains populistes sont des phénomènes universels. Une deuxième dimension, anthropologique, implique, au contraire, au minimum une séparation persistante des peuples ou, pire, une divergence qui pourrait s’accentuer. »

Pour ce qui concerne l’Occident, « le bon sens nous indique qu’aucun choix brutal ne saurait résoudre la contradiction entre l’égalitarisme, qui résulte de l’instruction primaire, et l’inégalitarisme, qui découle de l’enseignement supérieur, et que les sociétés avancées, si elles veulent rester cohérentes et viables, doivent définir une voie moyenne. […] Parce qu’une démocratie ne peut fonctionner sans peuple, la dénonciation du populisme est absurde. Parce qu’une démocratie ne peut fonctionner sans élites, qui représentent et guident, la dénonciation des élites en tant que telles est tout aussi absurde ». L’histoire dira quel compromis sera le plus fécond.

Sans prétendre prédire l’avenir ou donner des solutions, l’ouvrage a un double mérite : mieux expliquer les événements contemporains, pointer les « futurs impossibles » (7) et phantasmatiques. Parmi ces derniers : survie de la démocratie sous sa forme du XXe siècle, retour à un gouvernement oligarchique, pleine convergence des systèmes de valeurs entre nations, ou désintégration sociale sous l’effet de l’évolution des mœurs. Last but not least, cette étude aussi fondamentale que stimulante met fortement en valeur le poids des déterminations religieuses et culturelles face à un économisme prétendument tout-puissant.

Denis Dupont-Fauville

(1) La question du titre peut ainsi viser soit notre monde, soit les travaux de Todd lui-même.
(2) Cf. principes énoncés pp. 21-23.
(3) Présent à la périphérie de tous les continents et seulement là, ce qui n’est possible que pour le modèle premier.
(4) Cf. synthèse aux pp.45-48 de l’ouvrage.
(5) Et développé notamment au chapitre 11, pp. 261-280.
(6) Les paragraphes qui suivent sont tirés des pp. 471-477.
(7) Dès la p. 36.