Peter L. Berger : 1929-2017

Peter BergerUn des plus importants penseurs du religieux pendant le dernier demi-siècle est mort l’été dernier aux États-Unis : le sociologue Peter L. Berger. Ses parents juifs autrichiens s’étaient convertis au luthéranisme et ont fui en Palestine après l’Anschluss. Lui-même a émigré en Amérique en 1946 et a commencé des études de sociologie à New York. Il a reçu en 1981 une chaire à l’Université de Boston et y a brillamment achevé sa carrière, publiant une cinquantaine de livres (dont très peu ont été repris en français) et restant jusqu’au bout une personnalité médiatique, fidèle au protestantisme libéral de son enfance.

C’est d’abord comme sociologue qu’il a établi sa réputation. Son Invitation à la sociologie de 1963 a été largement traduite et demeure sans cesse rééditée. Il est tenu pour un des « pères » du « constructivisme social ». Dans cette perspective, toute société se construit à travers une interaction jamais définitivement stabilisée entre d’une part les visions du monde implicites dans les traditions et les institutions, et d’autre part de nouvelles « sacralisations ». Celles-ci tendent à occulter les anciennes sans jamais les évacuer irréversiblement et sont produites par les circonstances : dysfonctionnements et conflits, mais aussi avancées dans le domaine des connaissances ou des technologies. Pour Berger, l’immédiateté opaque et envahissante du quotidien est toujours régie en sous-main par du « sacré » ou de l’« au-delà », même s’il n’est pas immuable ni monolithique et même si l’on se contente, dans les civilisations qui se veulent postchrétiennes, de parler de « valeurs ».

Cette analyse a poussé le sociologue à rejeter l’idée que les religions sont condamnées à disparaître (1) et à s’élever contre les théologiens qui avaient annoncé la « mort de Dieu » dans les années 1960 (2). Il a montré que les sociétés libérales qui répugnent à penser toute transcendance n’ont pas moins besoin de cultes et de dogmes que les régimes professant et imposant l’athéisme. Il a aussi, de façon moins originale, fait remarquer que la sécularisation s’est développée principalement dans l’Occident marqué par le judéochristianisme, parce que le Dieu de la Bible est distinct de sa création et cependant y intervient, mais non pour soumettre l’homme à un ordre cosmique éternel et au contraire pour le rendre responsable de ses choix, en se révélant à lui et en lui permettant de s’associer à son désintéressement.

Mais Berger a été un des rares à offrir une explication au fait que l’Amérique a été bien moins affectée que l’Europe par l’anticléricalisme et le laïcisme : sur le vieux continent, les Églises souvent nationalisées ont été entraînées dans l’effondrement des systèmes socio-politiques autocratiques qu’elles avaient plus ou moins bénis ; à l’inverse, il n’y a jamais eu aux États-Unis de religion majoritaire et officielle, et la foi qui animait les pionniers de la jeune nation – des contestataires puritains au XVIIe siècle – a pu rester un symbole et un garant de liberté.

Pour Berger, le progrès, la modernité et la mondialisation ne conduisent pas à la mort des religions. La surabondance des informations et des moyens mis à disposition suscite plutôt une pluralité de croyances et d’observances dont il faut se garder de tirer, sous le nom de pluralisme, une idéologie qui les rend équivalentes, interchangeables et toutes facultatives. Dans un collectif intitulé Desecularization qu’il a dirigé en 1999 et auquel la traduction française chez Bayard en 2001 a donné un titre prenant le contrepied de Max Weber et de Marcel Gauchet (3) : Le Réenchantement du monde, il a réuni un hindouiste, un confucianiste, un musulman, un juif et des chrétiens de diverses dénominations. Les auteurs n’ont pas disserté sur le « retour du religieux » qui déconcerte tant les esprits forts en Occident, mais chacun a montré comment sa religion absorbe au lieu de s’y dissoudre la rationalité technologico-économique. Celle-ci tend à manipuler les personnes. Mais elle n’a pas de convictions assez profondes pour prendre la place de la foi.

Le dernier livre de Berger publié en français (mais l’original en anglais date de 1979) porte un titre surprenant : L’Impératif hérétique (Van Dieren, 2005). Il ne s’agit pas du devoir de professer des opinions déviantes, mais de l’obligation où se trouve désormais chacun de faire un choix (hairesis en grec) en confessant et mettant en œuvre sa foi dans un contexte où le pluralisme promeut l’indécision et l’incapacité de se construire au-delà de l’immédiat, que ce soit collectivement ou individuellement. Berger voit trois options possibles :

Il appelle la première « déductive ». Elle consiste à tirer des règles de conduite d’un ensemble clos et censé pourvoir à tout de vérités révélées et à limiter au maximum les relations avec ceux qui ne les partagent pas. C’est l’enfermement traditionaliste, fondamentaliste, intégriste, etc.

Une deuxième démarche est dite « réductive » : dans le souci inverse de partager, on ne retient du donné religieux que les croyances acceptables dans l’environnement culturel. C’est l’ouverture moderniste ou progressiste de la « démythologisation », qui n’aboutit qu’à un autre repli : dans la chapelle peu fréquentée parce que peu enthousiasmante du relativisme et du scepticisme impuissant.

Une troisième option a la préférence de Berger, qui la voit plus authentiquement chrétienne. Il la nomme « inductive ». En s’inspirant des « semences du Verbe » détectées par les Pères de l’Église dans la pensée païenne et de Newman faisant valoir que la théologie a sa place parmi les connaissances humaines mais ne saurait se substituer à elles, cette approche invite aux échanges et à la coopération interreligieuses. Il s’agit de reconnaître les éléments de vérité présents dans d’autres croyances, sans renoncer à rien de la Révélation. Car celle-ci enseigne le respect de l’autre et de sa liberté. Et sa portée universelle n’autorise pas à l’imposer comme hégémonique, parce que l’Histoire n’est pas achevée.

Jean Duchesne

(1) Notamment dans La Religion dans la conscience moderne (1967), La Rumeur de Dieu. Signes actuels du surnaturel (1970) et affrontés à la modernité (1977), trois ouvrages traduits en français aux Éditions du Centurion respectivement en 1971, 1972 et 1980.

(2) Paul Van Buren (1924-1998), William Hamilton (1924-2012), Gabriel Vahanian (1927-2012), Thomas J.J. Altizer (né en 1927), se réclamant de Paul Tillich (1886-1965) et de Dietrich Bonhoeffer (1906-1923), avaient déclaré que Dieu s’est « vidé de lui-même en Jésus-Christ », mais que la foi pouvait encore aider à changer le monde. Harvey Cox (né en 1929) était dans la même mouvance mais, impressionné par la vitalité du pentecôtisme, a changé d’avis avec Fire from Heaven (1994, tr. fr. Le Retour de Dieu, DDB, 1995).

(3) L’expression « désenchantement du monde » apparaît quatre fois dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber(1904) et est le titre du livre de Marcel Gauchet chez Gallimard en 1985.