Marie Noël – Abbé Mugnier : « J’ai souvent de la peine avec Dieu »
Alors que l’on vient de célébrer le cinquantième anniversaire de sa mort et que vient de s’annoncer son procès en béatification, comment ne pas se réjouir de la publication tant attendue de la correspondance de Marie Noël avec l’abbé Mugnier ? Cette édition intégrale, établie et présentée par Xavier Galmiche, vient enrichir notre connaissance de cette immense épistolière (1) et éclairer de l’intérieur son œuvre poétique écrite « au péril de la nuit », pour reprendre le titre que François Marxer a donné à son ouvrage sur les femmes mystiques du XXe siècle, parmi lesquelles il a retenu à juste titre Marie Noël (2).
Les quelques 200 lettres qui composent ce volume couvrent la période de l’entre-deux-guerres. Quelques années après la mort de l’abbé Mugnier en mars 1944, Marie Noël écrira à Raymond Escholier, son confident et biographe : « Il me guérit de l’effroi de Dieu et encore plus de l’Église. Il me rendit la liberté. Il me permit d’aimer tant que je pouvais … » C’est dire combien fut décisif et salutaire pour l’âme tourmentée de l’humble poétesse d’Auxerre, l’accompagnement spirituel, comme on dirait aujourd’hui, de l’abbé Mugnier. L’un des mérites de cette correspondance est de rendre justice à ce prêtre parisien, caricaturé le plus souvent en « confesseur des duchesses » et dont on a voulu faire à tort une sorte de « Talleyrand du clergé inférieur » (3). S’y révèle en effet la qualité de son discernement spirituel et la sagesse de ses conseils, autant que l’efficacité de ce qu’il appelle sa « méthode » : « entrer dans les âmes qui ne demandent qu’à être enrichies et remuées. Et puis faire preuve d’expérience, de largeur, mettre le soleil où sont les ombres« .
Marie Noël a 35 ans quand, sur le conseil d’une amie, elle quémande à l’abbé le secours d’une « aumône spirituelle ». Comment « concilier ensemble mon amour des lettres et les exigences de ma foi ? », se demande-t-elle. La question n’a rien de rhétorique, elle est de savoir si elle peut s’autoriser à lire des livres qui, s’ils lui apportent des « grâces naturelles d’esprit et de cœur », n’en figurent pas moins à l’Index. L’abbé Mugnier lui répond : « Lisez sans scrupule … Il faut accepter la complexité, le Mélange, le chaos de la vie. L’ivraie et le bon grain s’entrelacent … Je veux que vous restiez catholique, mais une catholique rayonnante, joyeuse, s’il est possible, en trouvant dans sa foi, l’aide, l’élan et non obstacle … Dieu sera plus honoré de votre évolution et de vos progrès littéraires que de toutes les oraisons. On prie avec ses facultés. Chacun a les siennes ». Le ton est donné. Au long des années, Mugnier ira lui répétant : « Allez sans peur … Vivez ! Plus, plus de scrupules ! Votre talent a besoin de liberté … ». Ce passionné de littérature a lui-même trop souffert de la religion de la peur pour ne pas comprendre les tourments de Marie Noël, dont l’enfance avait été nourrie d’« un vieux sang janséniste » en même temps qu’intimidée par l’autorité morale d’un père « positiviste dans l’âme, rationaliste par devoir (de vérité), agnostique par honnêteté », comme l’écrit François Marxer. Et elle porte en elle une blessure jamais refermée, une sourde révolte jamais apaisée, provoquée par la mort subite à l’âge de douze ans de son frère Lucien la nuit de Noël 1904, suivie du départ d’un garçon qu’elle avait secrètement élu en son cœur amoureux. C’est le grand tournant métaphysique de sa vie, le début de l’affrontement avec l’énigme du Mal qui, en 1913, la précipitera dans un « Enfer de trois jours » et, en 1920, dans les ténèbres d’un « Enfer de sept semaines et de plusieurs années ». En mars 1928, le cœur apaisé, elle écrit à l’abbé Mugnier : « Ah, Monsieur l’Abbé, quelle peine je me serai donnée pour sauver ma foi, pour excuser Dieu du Mal du monde ! (…) Grâce à vous qui m’avez libérée (…) je suis allée jusqu’au fond de ma nuit sans avoir peur et là j’ai trouvé, je ne sais comment, un petit chemin de bonne femme qui m’attendait pour me ramener sur la grand-route de Dieu. »
Mais quand bien même il l’aurait aidée à se reconstruire « une âme habitable », comment l’abbé Mugnier aurait-il pu en extirper ce qu’il appelait son dualisme, ce sentiment si profondément enraciné en elle d’une opposition irréductible entre le Bien et le Mal, cet écartèlement entre la Raison et l’Amour, cette rivalité entre l’Ordre philosophique et la Grâce poétique ? Ce qui est sûr, c’est qu’il la confirma dans sa vocation en l’incitant au Poème autant qu’à la prose des Notes intimes qu’elle dédia « Aux âmes troublées » (4). L’écriture fut le lien de son combat et le chemin de sa sainteté.
Marie Noël n’a jamais écrit ses mémoires, comme le lui avait suggéré l’abbé Mugnier : « Car rien ne m’est arrivé … que dans mon âme », lui répond-elle. Mais leur correspondance constitue une invitation et une introduction à la lecture de son œuvre (5), véritable « histoire d’une âme » dont l’abbé Bremond le premier souligna la proximité avec celle de Thérèse de Lisieux, tant à cause de son « espièglerie angélique » que de son ardent amour pour le « Dieu de Noël ».
Une œuvre poétique, authentiquement mystique, dont il ne faudrait pas priver ces chrétiens qui, comme Marie Noël, ont « bien souvent de la peine avec Dieu », mais comme elle, se méfient « des ‘auteurs’ des magasins catholiques d’édification », celles et ceux qui, comme elle, ont « horreur de l’incontinence sentimentale … des gens qui font tout leur cœur sous eux », et tous ces fidèles laïcs du « grand peuple de Dieu » qui ne redoutent rien tant que les « chapelles » et les « parlottes » auxquelles l’humble paroissienne d’Auxerre s’est toujours soustraite.
Robert Scholtus
1 Voir à ce sujet la monographie que lui a consacré Raymond Escholier : Marie Noël. La Neige qui brûle, Association Marie Noël/Société des Sciences historiques et naturelles de l’Yonne, 2010
2 François Marxer, Au péril de la nuit. Femmes mystiques du XXè siècle, Cerf, 2017
3 Journal de l’abbé Mugnier (1879-1939), Mercure de France, 1985
4 Marie Noël, Notes intimes, Stock, 1959, ainsi que « Notes intimes » lues par Jeanne-Marie Baude, Cerf, 2012
5 Marie Noël, L’œuvre poétique, Stock, 1969 ; Œuvres en prose, Stock, 1977