Violences et religions dans les études anglo-saxonnes
Les religions sont-elles impliquées dans les violences commises par les croyants, et si oui comment ? Cette double question a été examinée depuis une quinzaine d’années selon deux axes principaux et antagonistes parmi les auteurs anglo-saxons. Certains défendent que les religions sont porteuses de violence en leur sein, d’autres considèrent que les violences sont d’essence politique. Entre ces extrêmes, la thèse de René Girard faisant de la religion l’antidote à une violence inhérente à toute vie sociale a gagné quelques cercles universitaires. Mais les « girardiens » présents dans le monde anglo-saxon n’ont pas réinvesti la question du lien entre violence et religion et se sont concentrés par exemple sur l’oubli du sacré (Jean-Pierre Dupuy, The Mark of the Sacred, 2013), le rôle du sacrifice dans le judaïsme antique (Sandor Goodhart, Sacrifice, Scripture and Substitution, 2011), ou la place du sacrifice dans les violences politiques (Paul Dumouchel, Mary Baker, The Barren Sacrifice : an Essay on Political Violence, 2015).
La question du lien entre violences et religions n’est pas une nouveauté dans le monde anglo-saxon, notamment aux États-Unis. Pendant la guerre de Sécession, des motifs religieux ont été invoqués aussi bien par l’Union (qui se présente libérale) que par les confédérés (plutôt conservateurs). Les différentes Églises protestantes vont même se diviser selon cette alternative bien avant les hostilités. Pareillement, les catholiques du sud prennent fait et cause pour la Confédération, tandis que les catholiques du nord, d’abord vus comme des traîtres par les protestants, se rallient à l’Union et défendent l’abolition de l’esclavage. Le
christianisme ainsi politisé fait figure d’aiguillon dans la guerre totale que mènent les deux camps. Loin d’être un frein aux hostilités, le christianisme s’y est donc impliqué, et cet engagement a marqué l’inconscient nord-américain.
Un fort courant agnostique voire athée s’est développé dans le monde universitaire anglo-saxon, qui s’est intéressé de prêt au rôle des religions. Les travaux de Robert Pape (Dying to Win, 2005) ont fait date en la matière : analysant tous les actes terroristes commis dans le monde de 1980 à 2003, il s’est interrogé sur leur éventuelle dimension religieuse. Sa conclusion est impressionnante : les actes terroristes sont aussi bien motivés par des raisons religieuses que par des raisons politiques. Pape, qui dirige le Chicago Project on Security and Terrorism, montre donc qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre violences et religions. Il a aussi pu révéler que les auteurs de ces violences viennent généralement des classes moyennes, mettant hors-jeu la thèse simpliste d’un lien entre paupérisation et terrorisme.
L’irruption des forces islamistes imposant au monde entier une violence totale sous couvert d’un djihad qui serait voulu par Allah, notamment depuis les attentats du 11 septembre à New York, a conduit à de multiples prises de positions. L’islam s’est rapidement vu pointé du doigt par de nombreux auteurs (cf. par exemple S. Akhbarzadeh, Islam and Political violence, 2010). L’histoire de Mahomet, prophète et chef de guerre, et la valorisation du djihad réduit à une guerre sainte contre les non-musulmans, reviennent de manière récurrente dans la presse. Tout au long des guerres d’Afghanistan et d’Irak, le thème religieux revient régulièrement. Si Jean-Paul II a rejeté l’appel à la « croisade » lancé par Georges Bush, l’idée que l’islam encourage la violence persiste dans les médias nord-américains. Mais les autres religions ont été elles aussi prises à partie.
Mark Juergensmeyer (Terror in the Mind of God : the Global Rise of Religious Violence, 2003), qui a été président de l’American Academy of Religion, considère qu’il y a une violence intrinsèque à l’imaginaire religieux, qui fait que les violences à motivations religieuses sont plus intenses que les violences purement politiques. Les religions construisent en effet une frontière entre les croyants et les autres, ouvrant la question du sort de ces derniers. Doivent-ils être convertis de force, éliminés, ou exclus ? Selon Juergensmeyer, les religions, qui aspirent toutes à établir sur terre un monde nouveau, privilégient les croyances à la raison. Elles sont donc conduites irrémédiablement à imposer par la force leur vision aux non-croyants. Juergensmeyer aborde chaque groupe religieux comme un tout sans distinction (les chrétiens, les juifs, les musulmans, les bouddhistes, etc.). Il appuie sa thèse sur les affirmations des terroristes et meurtriers qui se revendiquent de l’une ou l’autre religion, et considère qu’ils sont des croyants représentatifs. Ainsi Baruch Goldstein, le rabbin qui tue 30 musulmans à Hébron en 1994 au nom du judaïsme, le pasteur Paul Hill qui assassine en 1994 le docteur Britten et son garde du corps au nom du christianisme, Beant Singh qui tue Indira Gandhi en 1984 au nom du sikkhisme, etc.
Hent de Vries (Religion and violence : philosophical perspectives from Kant to Derrida, 2002) reste dans l’esprit de Juergensmeyer et de ses élèves. La déconstruction initiée par Derrida met à nu le caractère violent des religions particulières qui ne peuvent que s’affronter faute de relativiser les spécificités qui les séparent. La raison critique qui transcende les croyances permettrait seule de construire la paix à laquelle
font obstacles les religions. Dans cette perspective, la théologie deviendrait un outil de la paix. Mais, comme Derrida, Vries oublie que la raison a justifié les pires violences avec le nazisme ou le stalinisme. La référence aux textes fondateurs des grandes religions ainsi que leur histoire est souvent invoquée par les auteurs qui considèrent que les religions sont des sources de violence. La Bible et le Coran sont notamment mentionnés comme œuvres religieuses encourageant la violence et la guerre au nom de Dieu (cf. par exemple M. Juergensmeyer, M. Kitts, M. Jerryson, The Oxford Handbook of Religion and Violence, 2013 ; J. Fine, Political Violence in Judaism, Christianity and Islam, 2015). Et plusieurs auteurs ajoutent l’hindouisme parmi ces écoles de la violence (par exemple S. Clarke, Competing Fundamentalisms : Violent
Extremism in Christianity, Islam, and Hinduism, 2017).
Mais cette prise de position est loin de faire l’unanimité, et l’analyse des traditions et des textes religieux conduit même à mettre en cause le lien présupposé entre violence et religion. L’histoire des religions lue hâtivement pourrait sembler confirmer la thèse belliciste. Mais l’examen précis des faits modifie la perspective, comme en témoigne le travail de Karen Armstrong (The Battle for God : Fundamentalism in Judaism, Christianity and Islam, 2000 ; Fields of Blood, 2015). Si les différences religieuses peuvent sembler être des causes de violence, la connexion entre les guerres et les religions est artificielle. Elle joue d’une lecture orientée des textes et des traditions, au profit de la politique. Armstrong soutient que les religions sont en elles-mêmes des acteurs de paix, à condition de rester fidèles à leurs racines spirituelles.
Le rapport du judaïsme à la violence a retenu l’attention de plusieurs auteurs. Par exemple Bruce Chilton (Abraham’s Curse : the Roots of Violence in Judaism, Christianity, and Islam, 2008) a examiné différentes lectures du chapitre 22 de la Genèse dans les traditions rabbiniques, chrétiennes et musulmanes. L’histoire du sacrifice d’Isaac a très souvent été présentée comme le modèle du martyre, dans les trois religions. Ce qui conduit notamment certains interprètes musulmans à valoriser la violence qui en découle. Mais Chilton avance également que de telles dérives extrémistes se méprennent sur la volonté divine qui ne peut vouloir le sacrifice d’êtres humains.
Robert Eisen (The Peace and Violence of Judaism : From the Bible to Modern Zionism, 2011) commente des textes de la Bible, de la tradition rabbinique, de la philosophie médiévale, de la Kabbale, et du sionisme du XXe siècle. Il ressort de ses analyses savantes que le judaïsme a toujours entretenu une certaine ambiguïté à l’égard de la violence, tout en privilégiant malgré tout la paix. Le rabbin Jonathan Sacks (Not in God’s Name, 2017) remonte également au texte biblique, notamment au Livre de la Genèse. Il soutient que l’extrémisme religieux repose sur une confusion entre le divin et l’ordre du monde. En particulier, il affirme que dans le judaïsme la violence supposée religieuse prend ses racines dans une interprétation erronée des textes bibliques, et notamment de la foi d’Abraham. Ses conclusions s’étendent évidemment à l’islam qui a hérité de la légende abrahamique.
Le philosophe musulman Souleymane Bachir Diagne (Islam and Open Society, 2011) rejoint cette perspective pacifiste. Commentant l’œuvre de Muhammad Iqbal, il rejette l’usage de la violence et de la coercition pour promouvoir un islam éclairé : il appelle à une reconstruction de la pensée religieuse en islam qui dépasse les particularismes et l’obscurantisme qui leur est attaché. Parmi les intellectuels chrétiens, l’influence du pasteur Robert McAffee Brown (Religion and Violence, 1987) a perduré. Il fait partie des premiers qui se sont interrogés sur les définitions de la « religion » et de la « violence ». En adoptant une définition sociale et culturelle très large de la notion de religion neutralisant la dimension spirituelle et l’idée même de révélation, Brown a pu déplacer l’ensemble de la problématique. Ses successeurs reprendront ses définitions pour aborder notamment les violences conjugales ou les discriminations misogynes de certaines religions. Mais il n’apporte aucun éclairage sur les violences les plus radicales comme celles des islamistes.
Beaucoup plus pertinent, William Cavanaugh (The Myth of Religious Violence, 2009) met son immense érudition au service d’une défense des religions (et notamment du catholicisme) auxquelles on attribue des positions souvent caricaturales. Il souligne d’une part l’enracinement historique et culturel des religions, qui ne peuvent jamais être séparées des contextes politiques qui les entourent. Mais il insiste également d’autre part sur la différence intrinsèque entre le religieux et le politico-social. Si historiquement le politique a toujours cherché à assujettir le religieux à ses fins, notamment pour donner aux guerres une justification
religieuse, inversement l’essence de la religion demeure étrangère aux finalités politiques. La thèse de Cavanaugh a le mérite de distinguer les domaines du politique et du religieux. Elle rend aussi pleinement compte du désir de paix qui anime le catholicisme depuis l’appel de Benoît XV. Mais elle ne concerne que les sociétés sécularisées, et elle ne prend pas en compte les revendications politiques et violentes de certaines mouvances religieuses (juifs ultra-orthodoxes en Israël, islamistes au Mali ou en Irak, nationalistes hindous en Inde, bouddhistes ultra-conservateurs au Sri Lanka et en Birmanie, etc.). Cavanaugh sauve ainsi la religion, et innocente le christianisme, mais le domaine théologico-politique lui échappe.
Divers chercheurs anglo-saxons ont récemment tenté d’objectiver le lien supposé entre d’une part les crimes et violences perpétrées, et d’autre part les justifications religieuses avancées, notamment chez les islamistes et les extrémistes hindous. Estimant que les textes fondateurs sont toujours l’objet d’interprétations diverses et jouent en réalité un rôle secondaire, ils se sont concentrés sur l’évaluation de la part religieuse dans les conflits et violences actuels. Certains ont même proposé des critères objectifs permettant de mesurer la religiosité des conflits (cf. par exemple Shane Joshua Barter, Ian Zatkin-Osburn, « Shrouded : Islam, War, and Holy War in Southeast Asia », Journal for the Scientific Study of Religion, 2016, p. 187-201). Parmi cette littérature abondante et savante, on retiendra surtout Matthew Isaac qui a étudié la part religieuse présente dans les discours de presque 500 organisations terroristes entre 1970 et 2012. Il conclut que les acteurs de la violence adoptent un discours religieux pour résoudre les défis auxquels ils sont confrontés, notamment pour recruter des membres et les fidéliser (« Sacred violence or strategic faith ? Disentangling the relationship between religion and violence in armed conflict », Journal of Peace Research, 2016, p. 211-225). Ce serait donc la violence qui serait première, et qui chercherait dans la religion des moyens supplémentaires pour poursuivre la guerre.
Toutefois ces recherches demeurent prudentes dès qu’il s’agit d’aborder la question de l’islam, et leurs auteurs préfèrent, comme leurs prédécesseurs et maîtres, prendre en compte globalement toutes les religions. De tels amalgames contournent les spécificités de la violence islamique. Si des individus ont justifié leurs crimes en recourant au judaïsme (Baruch Goldstein) ou au christianisme (Paul Hill), leurs actions demeurent marginales. Au contraire, les crimes et les violences des personnes qui se justifient en faisant référence à la charia ou à l’islam sont innombrables. Alors que les universitaires anglo-saxons sont
friands de données quantitatives dans leurs recherches en sciences humaines, cette disproportion demeure peu ou pas interrogée.
Avec le temps, les deux axes d’interprétation du lien entre violences et religions ont évolué dans les sphères anglo-saxonnes, sans remettre en cause leurs présupposés. Les violences et crimes perpétrés partout dans le monde au nom de l’islam continuent d’être le prétexte à la condamnation de toutes les religions. Celles-ci sont alors lues à travers un prisme déformant tiré de l’islamisme. Les textes fondateurs sont mis au rang du Coran « tombé du ciel », et les obligations religieuses sont présentées comme des alternatives à la charia. La foi est confondue à la soumission des musulmans. Parce qu’elles distinguent entre les croyants formant une communauté de foi qui seuls seraient promis à un avenir eschatologique, et non-croyants qui en seraient exclus, les religions seraient à l’origine des violences les plus intenses et les plus radicales, une conviction qui court de Juergensmeyer à Fine.
Les intellectuels croyants ont répondu à ces allégations en revenant à la nature profonde de la religion, qui est indissociable de l’herméneutique. Les textes sont toujours interprétés, les dogmes sont construits par des communautés, les religions s’inscrivent dans l’histoire humaine, etc. Le penseur catholique Cavanaugh, le rabbin Sacks, le philosophe musulman Bachir Diagne se rejoignent par leur méthode et leur conclusion : ce n’est pas parce que certains criminels se justifient par une croyance religieuse que les religions doivent être condamnées.
Vincent Aucante