« Familles, un art de vivre les solidarités » par Mgr Ulrich

Ouverture par Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Lille et Vice-président de la Conférence des évêques de France, du Colloque sur la Famille à Lille le 26 mars 2011.

Ulrich Laurent - Lille

Le conseil Famille et Société de la CEF a pensé nécessaire de proposer, au cours de cette année, une réflexion, des Assises de la Famille, en insistant sur ce que les familles peuvent donner à vivre à nos contemporains et concitoyens. Le sous-titre en est évocateur : « Familles, un art de vivre ». Les trois colloques qui se déroulent en province, entre décembre 2010 et juin 2011, déclinent ce thème. Pour le premier, il y a trois mois à Bordeaux, autour de la mission du couple ; pour celui de Strasbourg en juin, autour de la mission éducative de la famille ; et aujourd’hui, à Lille, autour du rôle social de la famille, premier lieu de solidarité.

Des journées spéciales ont été dédiées à ce sujet dans plusieurs diocèses de France ; le Centre de Recherches et d’action sociale, le CERAS, a consacré sa session annuelle à ce sujet. Un colloque œcuménique a eu lieu à l’Institut Catholique de Paris au début de ce mois. Un colloque national, à Paris, conclura le 1er et le 2 octobre prochain, cette réflexion en Église ; et les sanctuaires de Lourdes invitent à un grand rassemblement des familles le dernier week-end d’octobre. Je ne compte pas les publications fort intéressantes que ces mois ont déjà vu sortir sur ces sujets dont les enjeux nous paraissent lourds de conséquence sur notre vie sociale.

Je salue donc avec plaisir dans cette Halle aux sucres du Vieux Lille, Mgr Jean-Charles DESCUBES, Archevêque de Rouen et président du Conseil Famille et Société de notre Conférence, et Madame Monique BAUJARD, directrice du Service National Famille et Société. Je salue volontiers mes confrères : NNSS Garnier, Jaeger, Jordan, Bouilleret, et Coliche, et les délégations de plusieurs diocèses du Nord Pas de Calais, de Champagne, de Picardie, et de Normandie. Je remercie particulièrement les personnalités locales ou extérieures à notre région qui ont accepté de venir donner leur témoignage ou leurs réflexions : elles vous seront bien sûr présentées au fur et à mesure de notre journée.

Il s’agit donc des solidarités : nous comprenons immédiatement que nous ne nous centrons pas sur les questions internes à la vie des familles. Les questions de vie de couple ont été abordées à Bordeaux ; et celles qui concernant l’éducation le seront à Strasbourg. Ceci pour dire que nous n’ignorons pas ces soucis, et ces problématiques, mais que ce n’est pas notre sujet du jour.

Nous parlons d’un art de vivre : cela suppose que nous repérons des situations qui ne peuvent pas seulement peser sur la vie des familles : non, il nous paraît qu’une certaine maîtrise de ces situations peut être espérée et introduite. Pas de fatalisme sociologique, médiatique ou économique, même si les pressions sont fortes. C’est ce que nous croyons possible et espérons vraiment.

Or que constatons-nous et quels défis sont-ils posés devant nous ?

La société où nous vivons valorise à l’excès – malgré les sondages – les problèmes et les inévitables questions au sujet de la famille. L’invitation à cette journée évoque sommairement toutes les questions qui se présentent. Et nous prenons en compte particulièrement les conséquences des mutations sociales et culturelles : le lien est insidieusement mais sérieusement mis en cause. On en connaît les divers aspects : la privatisation des comportements et l’individualisme, l’organisation différente du travail et du temps qui lui est consacré, avec leurs répercussions sur les loisirs, les crises de la transmission et de l’éducation, les raisons d’être du mariage et de l’engendrement bousculées par la bioéthique et les influences culturelles.
Ce qui n’empêche pas de préconiser certaine notion de la famille privilégiant des solidarités qui conviennent selon les cellules dites recomposées, monoparentales ou homosexuelles. Nous percevons des ambivalences mais c’est la famille qui est de toutes parts revendiquée.

Bref, on le dit parfois d’un mot, ou d’une expression : la famille, valeur refuge, mais institution fragilisée.
Je ne voudrais pas anticiper les réponses possibles élaborées lors de cette journée mais centrer le regard sur les familles aujourd’hui à partir des constats que nous subissons et des défis à notre portée.

Les constats nous obligent à clarifier les problématiques avec réalisme

• En parlant des constats subis, on peut évoquer les réactions découragées des familles victimes de lassitude morale : comment défendre certains engagements jusqu’au risque parfois de rompre les relations familiales ? La plupart des intéressés à ce point de vue sont aujourd’hui d’accord pour défendre le dialogue mais de quelle manière ? Le thème abordé par Agnès Auschitzka et le débat qui suivra devrait permettre de mieux cerner et approcher l’art de vivre qui est nécessaire en ces liens.

• Cet art de vivre, l’Église ne cesse de le souligner et de le nourrir. Et pour ce faire et réussir, elle accepte d’entendre les questions de la société : par exemple, il y a des différences notoires entre la dialectique de la loi et celle des sentiments individuels. Comment propager la fonction sociale du droit qui peut défendre les intérêts privés mais doit aussi proposer les repères indispensables à l’organisation de la vie en commun ? L’influence du droit et l’impact des sciences humaines est aujourd’hui devenu déterminant pour fixer et promouvoir les normes à partir desquelles la notion de famille se décline et se caractérise.

• De ce point de vue, ne sommes-nous pas, comme chrétiens et catholiques, en capacité de revendiquer deux richesses d’expérience ?

• La famille ne construit-t-elle pas son lien sur l’Amour avant tout ? Un amour qui la dépasse mais la développe et l’identifie non pas sur des coups de foudre mais par des choix d’anthropologie : l’homme et la femme sont appelés à vivre librement une relation unique de complémentarité et d’épanouissement. Plus encore, la création elle-même ne leur est-elle pas confiée à l’image de Dieu ?

• La première solidarité qui s’exerce en famille n’est-elle pas celle de la transmission ? Ici, on se heurte certes à la crise actuelle des structures d’enseignement et d’éducation, deux obligations aujourd’hui dévalorisées, tant l’urgence et l’immédiateté semblent être devenues loi nouvelle.

Comment allons-nous avancer sans nous crisper sur des modèles de la famille qui pourraient être rigidifiés par l’histoire ? C’est un problème fondamental non encore aperçu par toutes les familles.

Nous ne pouvons certainement pas faire le tour des théories nouvelles concernant le lien familial, notamment en ce qu’il serait au service principal de l’accomplissement de soi. Mais nous savons bien mesurer en tout cas le grand isolement de beaucoup de nos contemporains qui les conduit souvent à trouver, ou à chercher du moins, dans l’expérience de couple le refuge et la stabilité dont ils rêvent. Est-ce un chemin semé de beaucoup d’illusions, de beaucoup d’obstacles ? N’est-ce pas aussi le début d’un chemin de construction de soi dans un rapport social à autrui ?

Peut-on échapper à la question du service que rend la famille à la société ? Peut-on poser symétriquement la question du service que rend la société à la famille ?

La construction d’une famille participe-t-elle à la construction sociale ? La vie sociale, les moyens économiques qu’elle fournit, les cadres juridiques qu’elle déploie, les concepts par lesquels elle se décrit permettent-ils à la vie familiale de se reconnaître et de trouver ses justifications ?

Les défis restent à notre portée « à cause de l’Évangile ».

• Nous cherchons nos encouragements dans la Parole de Dieu. L’homme est créé « à l’image de Dieu », il n’est pas un animal de plus. Toutes les créations ont lieu « selon leur espèce », il est seul « à l’image ». Il lui revient de continuer cette création avec sa liberté ; la personne humaine est tout entière engagée et bien au-delà de sa nature sexuée. Il y a complémentarité et communion, don de Dieu. Pas seulement une valeur mais un sens proposé pour chaque existence.
• Homme et femme, il les créa ! Lier l’amour et le mariage vient du christianisme. Et déjà la Genèse : « l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme et tous deux deviendront une seule chair ». St Paul découvre même une signification nouvelle : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église » : y a-t-il comparaison plus forte ? Il s’agit d’une invitation extrême. La nouveauté chrétienne se trouve en ce lieu fort engagée.
• Ce qui conduit à un amour qui ne s’égale pas dans une quelconque sublimation ou seulement dans son expression corporelle. Bien plus, cet amour est sans cesse conduit par lui-même à se transformer avec disponibilité : il y a toujours des paliers de maturité et d’approfondissement, des crises et des redécouvertes, des moments d’égoïsme et des appels à l’ouverture sur les autres, et sur le monde. Le conjoint, c’est aussi le prochain.

• On apprend à se recevoir sans être auteur de sa propre vie, on se reçoit peu à peu autre dans le mariage et c’est là que l’altérité devient une formidable richesse. Olivier Abel, le théologien protestant dit : « La conjugalité est un constant travail sur les différences », et le Cardinal Vingt-Trois vient de parler d’un bonheur à construire. Comment s’inscrit la solidarité dans cette altérité : c’est ce sur quoi cette journée est aussi amenée à réfléchir et à exprimer dans le langage adéquat.

Nous voici conduits sur un chemin qui est proprement celui de notre journée.

• La famille peut être un lieu d’apprentissage de la vie sociale. Elle est, par exemple, une part de la société économique où se vivent des échanges non-marchands ; sauf, on le sait, dans des cas scandaleux qui défraient régulièrement la chronique où l’on voit des familles, des enfants entre eux, des conjoints survivants contre leurs enfants, en véritable guerre économique. Mais souvent les familles sont le lieu d’apprentissage du don, de la gratuité. Et si le pape Benoît XVI, dans sa dernière encyclique, souligne si fortement le rôle de la gratuité dans la vie économique même, y compris au cœur du secteur marchand, c’est probablement dans la vie familiale qu’on peut en découvrir l’inspiration.

• La famille est évidemment le lieu d’apprentissage de la fraternité et du pardon. Lorsque l’on parle de la fraternité, de l’appel adressé à tous les hommes de considérer leurs semblables comme leurs frères, lorsque Charles de Foucauld choisissait de s’appeler lui-même Frère universel, c’est évidemment dans l’expérience familiale que l’on va chercher. Même si, par ailleurs, et c’était le cas de Charles, l’expérience familiale était, d’un certain point de vue, bien tronquée. Le pardon, quant à lui, ne saurait certainement pas trouver dans la société un certain accomplissement s’il n’était sans cesse appelé dans l’expérience familiale.

• Évidemment, c’est peut-être un peu rêver d’un monde où les niveaux intermédiaires, famille, quartier et vie communale, mouvements et associations d’éducation, syndicats et groupements politiques, entreprises et lieux divers d’initiatives sociales seraient bien coordonnés et harmonieusement liés les uns aux autres, réalisant un tissu social solidaire. Mais ce rêve est-il incongru ? En ce domaine, j’avais en tête, probablement comme beaucoup d’autres Français arrivant dans cette région du Nord, l’image des grandes familles industrielles. Non pas spécialement comme une image d’Épinal, mais comme le constat d’une organisation sociale qui apporte du résultat. Mais à y regarder de plus près, on voit aussi qu’il y a eu et qu’il y a encore une grande prégnance des familles ouvrières, et des familles rurales. Elles ont fait, chacune en leur lieu, le tissu et la cohérence d’une société qui cherche justice et construit des relations solidaires. Dans le monde populaire, le lien familial n’est pas moins désiré et construit qu’ailleurs pour former société qui ait visage humain, rempart contre les âpretés de la vie et source d’amour qui honore la dignité native de tout homme.

• Et il faut bien noter à ce propos que nous voyons encore des mouvements et associations, notamment dans le domaine de l’éducatif et de l’animation, être soutenus par des familles et des groupes de familles. C’est vrai à l’interne de l’Église, dans nos mouvements d’Action catholique, et dans les scoutismes de tradition catholique, mais c’est probablement constaté aussi dans les autres mouvements de jeunesse, les mouvements laïcs ou non confessionnels.

• Dès lors, vous pouvez tirer avec moi deux enseignements provisoires : même si elle ne remplit plus à elle toute seule cette fonction, la famille demeure un lieu stratégique de la transmission des savoirs, des valeurs et des expériences. Dans l’existence chrétienne, même si des personnes s’éveillent à la foi à l’âge adulte, constatant, ou regrettant comme Monsieur Jourdain, que leurs parents ne leur ont pas permis d’y accéder au temps de l’enfance, il demeure que nous continuons de compter sur l’expérience familiale pour faire entrer dans la découverte de la vie intérieure, de la fraternité, de la solidarité et de la filiation divine. De telle sorte que les évêques de notre Commission épiscopale de la catéchèse et du catéchuménat viennent d’offrir, dans le renouveau des pratiques catéchétiques entamé depuis plusieurs années, un livre d’initiation à l’usage des familles : En famille avec Dieu.

• Mais ensuite, cet art de vivre que nous voulons explorer est un lieu de combat. Ce n’est pas parce que toutes ces dimensions que je viens d’exprimer sont difficiles à vivre, ce n’est pas parce que nous constatons la course à l’argent jusque dans les familles que nous cessons de croire possible l’apprentissage humanisant du don et de la gratuité. Ce n’est pas parce que nous voyons des guerres fratricides – et Jean-Paul II déclarait toutes les guerres comme des guerres civiles et fratricides – que nous déclarerons impossible le chemin de construction de la paix et du pardon qui commence dans les familles. Quand je disais défi, je disais bien sûr combat. Quand nous disons art de vivre, nous disons travail, élaboration, obstacles, chemin, durée, promesse avec échecs et réussites. Ce que nous visons, c’est de faire percevoir les exigences du bien commun : une famille, croyons-nous, ne peut vivre et s’épanouir pour elle-même seulement.

Le Pape Benoît XVI qualifie la famille comme un bien nécessaire pour les peuples, une école d’humanisation de l’homme pour qu’il grandisse jusqu’à devenir pleinement homme . Et Dostoïevski disait : « Dieu nous a donné des parents, pour que nous fassions sur eux l’apprentissage de l’amour. » La formule n’a pas vieilli, et elle demeure valable même quand le modèle familial apparaît blessé ou lacunaire.

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