Pierre Manent : « le génie extraordinaire de Pascal donne une netteté et une force inédites au caractère de la vie chrétienne »
A l’occasion des 400 ans de la naissance de Blaise Pascal, le philosophe Pierre Manent – auteur de « Pascal et la proposition chrétienne », aux éditions Grasset – nous apporte un éclairage sur la lettre apostolique du pape François : « Sublimitas et hominis » publiée le 19 juin 2023. Quel héritage le philosophe Blaise Pascal a-t-il laissé ? Entretien.
À l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de Blaise Pascal (1623-1662), le pape François a tenu à rendre hommage à cet homme de science et de foi, en soulignant dans une lettre apostolique la misère et la grandeur de l’être humain. En quoi la pensée philosophique de Pascal peut-elle éclairer la spiritualité des chrétiens d’aujourd’hui ? Et plus largement, en quoi la proposition de Blaise Pascal peut-elle parler à la société française d’aujourd’hui ?
Le pape François explique de la manière la plus simple et la plus judicieuse la nature du service que Pascal peut rendre aux hommes d’aujourd’hui, qui ont en si grand nombre tourné le dos à la religion chrétienne : « Il est ce chrétien qui veut parler de Jésus-Christ à ceux qui décrètent un peu vite qu’il n’y a pas de raison solide de croire aux vérités du christianisme . » Parler des raisons solides de croire en Jésus-Christ, ce n’est pas porter sa religion en bandoulière, mais être capable de rendre compte de sa foi, en expliquant ces raisons à ceux dont l’oreille est ouverte. Le christianisme n’est pas une « opinion » sur Dieu et l’autre monde, parmi d’autres religions, d’autres opinions, mais un rapport à Dieu par Jésus-Christ, qui inclut un rapport à soi et aux autres hommes, et qui produit une lumière à nulle autre pareille sur notre condition. Le christianisme est la seule religion qui pose explicitement les questions de la philosophie : qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que le bonheur ? Que peut notre intelligence, notre volonté ? Le « Dieu de Jésus-Christ » ne nous dit pas : Obéis et tais-toi ! Mais plutôt : tourne-toi vers moi avec confiance, je te connais depuis le ventre de ta mère où je t’ai tissé, je te connais mieux que tu ne te connais toi-même et je veux pour toi un bonheur que tu ne peux imaginer. L’intitulé de la Lettre apostolique – grandeur et misère de l’homme – condense le grand enseignement de Pascal. Nous sommes plus grands que nous ne pouvons le saisir, et en même temps nous gardons une capacité d’injustice, de mensonge et de cruauté que nous ne pouvons sonder. À chaque pas que nous faisons dans notre vie chrétienne, nous prenons une conscience plus vive de cette réalité, et du besoin d’être guéris de notre misère par la grâce de Dieu.
Dans la moindre phrase, le moindre mot, le moindre signe de ponctuation de Pascal, il y a une force singulière, unique, incomparable
Pourquoi est-il l’un des penseurs les plus marquants de notre histoire ?
Dans la moindre phrase, le moindre mot, le moindre signe de ponctuation de Pascal, il y a une force singulière, unique, incomparable. Quel que soit le sujet dont il se saisit, il l’éclaire d’une lumière neuve. Aussi admirable rhétoricien qu’il soit, il ne laisse jamais le théologien, le controversiste, l’auteur, l’emporter en lui sur l’homme vivant qui cherche passionnément la vérité sur l’homme et Dieu.
Il s’est jeté très jeune dans les sciences, et a très vite obtenu des résultats éclatants. Il a été en même temps un des premiers à percevoir que, livrée à elle-même, à l’évidence du raisonnement mathématique et mécanique, la science moderne allait tenter la convoitise humaine, et susciter le projet d’une transformation illimitée de la nature et de notre condition. Une transformation – là est le plus important – qui allait nous rendre de plus en plus incapables de nous connaître nous-mêmes : à force d’allonger notre vie, d’accumuler les moyens de confort, nous finirions par nous cacher la mort même, ou par la transformer en moyen de confort. Pascal est celui qui nous crie que la mort est l’ « horreur de la nature », que nous pouvons choisir de l’ignorer en nous divertissant, ou, comme les philosophes, en prétendant la mépriser, mais que seule la religion chrétienne nous permet d’en reconnaître et surmonter l’horreur en adhérant par la foi à Jésus-Christ qui a connu et vaincu la mort.
Le Pape revient sur la « Nuit de feu » où Blaise Pascal se convertit au Christ en 1654, en quoi cette expérience spirituelle change-t-elle sa vie ?
Le document connu sous le nom de Mémorial est en effet extraordinaire. Il est le compte rendu d’une expérience intense et pour ainsi dire totale au cours de laquelle Pascal est entré dans la pleine connaissance de Celui auquel il croyait. Cette expérience singulière est en même temps l’expérience de tout chrétien, mais portée à un degré unique de clarté et pour ainsi dire d’incandescence. C’est l’expérience de la bonté de Dieu, de la capacité de l’âme humaine d’accueillir cette bonté et ainsi de découvrir sa propre capacité d’aimer, sa propre grandeur. Cette expérience ne serait pas si bouleversante si, dans la période précédente, Pascal ne s’était « séparé » de Dieu. Il retourne vers Lui en le priant passionnément de n’en être pas « séparé éternellement ». La vie chrétienne, c’est donc l’expérience de la grâce, avec la crainte de la perdre qui est nécessaire pour la garder. Ce que le pape François fait ressortir, c’est que le génie extraordinaire de Pascal ne sert qu’à donner une netteté inédite au caractère de la vie chrétienne, un éclat sans pareil à l’expérience commune des chrétiens, et ainsi à rendre plus intelligible et plus désirable cette expérience.
Le Pape François souligne judicieusement – et audacieusement – qu’en plaçant le mot « Feu » pour ainsi dire en titre de son Mémorial, Pascal rappelle l’expérience fondatrice de Moïse devant le buisson ardent. En recevant dans son âme la bonté du « Dieu de Jésus-Christ », le chrétien reconnaît et reçoit la grâce du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », qui est le même Dieu. Ainsi, ce qui se passe dans l’âme de tout chrétien récapitule pour ainsi dire la suite des alliances en lesquelles s’est concrétisé le dessein du Dieu-ami-des-hommes. Le témoignage du Mémorial nous fait percevoir vivement qu’en recevant la grâce divine, chaque âme chrétienne prend part au dialogue entre Dieu et l’humanité, ce dialogue qui passe par les médiations solidaires du peuple juif et de l’Église chrétienne.
Dans sa lettre, le Pape n’occulte pas la période du jansénisme. Il revient même sur « la querelle » qui opposait les jansénistes aux jésuites qui « portait principalement sur la grâce de Dieu ». Souhaite-t-il dépasser ce conflit ?
Le pape François s’exprime avec prudence et générosité. Il souligne la franchise et la sincérité de Pascal. La doctrine catholique est claire si l’on veut bien s’en tenir à ce qui doit guider l’agir du chrétien. Comme créateur ou rédempteur, c’est toujours Dieu qui commence, c’est lui qui a l’initiative et le dessein. À l’homme le soin et l’obligation de répondre à l’initiative divine et de l’accueillir. En effet, telle est la doctrine distinctive de l’Église catholique, le libre arbitre humain est capable de consentir activement – de coopérer – à la grâce et de vouloir – réellement vouloir – ce que Dieu veut. Mais nous voulons expliquer comment ces grandes choses se passent ! Nous voulons nous mettre à la place de Dieu, transformant ainsi le dialogue amoureux, donc mystérieux et risqué, entre l’âme et Dieu en un système spéculatif où brille l’ingéniosité du théologien. Le pape François n’entend donner aucun encouragement à cette tendance, et il prend soin de souligner la pertinence pour notre temps de l’intention profonde de Pascal sur cette grande question de la grâce. Nous sommes toujours exposés à la tentation « pélagienne » de penser que les efforts humains, à grand renfort de « normes » et de « structures », nous conduiront au salut espéré et promis. Comment l’Église du Christ pourrait-elle entretenir une telle illusion ? Elle a été assez instruite et avertie :« Sans moi, vous ne pouvez rien faire ». Toute la raison d’être de l’Église est de transmettre, répandre et communiquer la grâce du Christ aux hommes, et donc d’aider chaque homme à discerner cette grâce puisqu’en chaque âme humaine se joue le grand drame de l’amour divin.
Nombreux sont les lecteurs de Pascal qui plaident pour sa béatification, parce que leur vie a été touchée, parfois bouleversée par la lecture de Pascal
Pourrait-il être, selon vous, béatifié ?
La Lettre apostolique ne soulève pas cette question. Le pape François laisse pleine liberté au « sens de l’Église ». Nombreux sont les lecteurs de Pascal qui plaident pour sa béatification, parce que leur vie a été touchée, parfois bouleversée par la lecture de Pascal. Je ne suis pas favorable à cette démarche. La phrase du pape François que j’ai citée au début de cet entretien, dit l’essentiel : « Il est ce chrétien qui veut parler de Jésus-Christ à ceux qui décrètent un peu vite qu’il n’y a pas de raison solide de croire aux vérités du christianisme ». Pascal, tel qu’il est à notre disposition par ses écrits, nous émeut, nous réveille, nous donne à penser et à vivre. Il y a en lui une qualité particulière de solitude qui suscite en nous une qualité particulière d’attention et d’amitié. Seul au milieu des hommes pour s’adresser à tous et à chacun. Songeons à tous ceux qui sont plutôt rebutés qu’attirés par l’Église. Qui leur parlera ? Pascal peut et veut parler à celui qui est dehors, à celui qui se balance d’un pied sur l’autre, à celui qui est dedans et qui pourtant est sans mouvement vers Dieu … Que désirer de plus ?
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