Homélie de la messe des funérailles de Mgr Henri Teissier à Alger
Homélie de la messe des funérailles de Mgr Henri Teissier à Notre-Dame d’Afrique à Alger (Algérie) le 8 décembre 2020 par Monseigneur Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran.
Chers frères et sœurs,
Il y a deux ans jour pour jour, nous célébrions la béatification des dix-neuf bienheureux d’Algérie sur l’esplanade de Notre Dame de Santa Cruz. En temps qu’initiateur et de promoteur de ce projet un peu fou, nous avions demandé à Henri de lire en français la bulle pontificale de béatification. Au moment des remerciements, il m’est soudain apparu que nous ne lui avions peut-être pas suffisamment rendu hommage au cours de la célébration. C’est alors l’expression d’Anna-Bénédicte Hoffner du journal La Croix, le « vingtième bienheureux », qui m’est venue comme une évidence dans le cœur. Dans le feu de l’action, cette expression n’est malheureusement pas venue sur mes lèvres, et j’en ai été meurtri. Le lendemain matin, dans le bus qui allait l’emmener à Tibhirine pour accompagner les familles des moines, je lui ai demandé pardon. Henri m’a regardé avec son sourire bienveillant, pas sûr de bien comprendre de quoi je lui parlais tant mes paroles lui semblaient hors de propos. C’était cela l’humilité d’Henri, une apparente absence totale d’ego.
Cette expérience douloureuse explique pourquoi, lorsque nous nous sommes rassemblés à la cathédrale d’Oran le soir de sa mort, le 1er décembre, pour célébrer l’eucharistie à son intention, j’ai été particulièrement ému de réaliser que l’évangile de la mémoire de Charles de Foucauld était le même que celui choisi pour faire mémoire des 19 bienheureux ! Je n’ai pu m’empêcher d’y voir un clin d’œil de l’ordre d’une réparation. Quand ensuite nous avons appris que la messe de funérailles dans sa terre d’adoption serait le 8 décembre, le message était trop évident pour ne pas associer définitivement Henri aux 19 bienheureux.
Dès lors, il est bon qu’il repose dans cette chapelle des bienheureux aux côtés du cardinal Duval, lui aussi tellement lié à la béatification au point que ses funérailles ont été célébrées en même temps que celles des sept moines de Tibhirine dont l’annonce de la mort a sans doute précipité la sienne. Il est bon qu’il repose dans cette basilique, notre maison commune, chrétiens des quatre diocèses et musulmans : « Notre Dame d’Afrique, priez pour nous et pour les musulmans ! »
Mais en plus de cette troublante correspondance des évangiles et des dates, ce récit de l’Annonciation de l’Ange à Marie rejoint profondément deux aspects essentiels de la vie d’Henri.
Comme Marie, Henri a dit « oui ». Comme pour Marie, ce « oui » l’a ouvert à une vie hors du commun, inimaginable à l’origine, tellement plus belle, tellement plus féconde qu’il n’aurait pu la rêver. Mais dans le « oui » de Marie, comme dans le « oui » d’Henri, il y a aussi inséparablement le « oui » de Jésus à Gethsémani. Comme Marie au pied de la croix, le cœur d’Henri a été transpercé 19 fois par un glaive. Mais comme Marie au cénacle, cette épreuve n’a pas eu raison de son espérance contre toute espérance. Le pasteur, meurtri jusqu’à l’âme, est resté debout, pour la communauté dont il se savait responsable. Et cette communauté dépassait infiniment les contours de l’Eglise catholique.
L’évangile de l’Annonciation, c’est aussi par excellence l’évangile de l’incarnation. C’est celui qui annonce un Dieu qui s’est fait chair. Et s’il est une chose que nous devons à Henri, c’est bien d’avoir fortement contribué à donner chair à notre Église en Algérie.
Parmi les nombreux messages reçus, celui de Fabrice Blandin de Thé, le premier coopérant qu’Henri a demandé après la décennie noire met le doigt sur ce second lien entre le récit de l’Annonciation et la vie d’Henri. Il dit :
« Je ne crois pas avoir eu avec lui de grandes discussions philosophiques ou théologiques, mais le voir vivre et agir au quotidien a été un grand enseignement. Cela m’a permis de comprendre le mystère de l’incarnation. Il m’a appris l’altérité, le dialogue, la persévérance, l’espérance, le courage, l’humilité, la résilience, l’amitié, la foi. »
Si le cardinal Duval a su donner et garder le bon cap politique pour notre Église dans l’Algérie en chemin vers son indépendance, ce que sans doute Henri n’aurait sans doute pas pu faire avec une telle clairvoyance, Henri, a véritablement donné chair à notre Église de l’Algérie indépendante, ce que l’ascétique cardinal n’aurait sans doute pas pu faire avec un tel appétit.
Et de l’appétit, Henri n’en manquait Davantage qu’aimer manger, Henri aimait la table. Il aimait le moment du repas, que ce soit à midi dans l’improbable cuisine de l’archevêché où, avec deux autres géants, Belaïd Ould Aoudia et Gilles Nicolas, il préparait le repas à tour de rôle entre les mille occupations du matin, où bien le soir dans son petit appartement de la maison diocésaine où il animait les conversations en même temps qu’il cuisinait et servait ses hôtes.
Cher Patrick, dans votre témoignage lors de la messe d’obsèques à Lyon, vous avez dit en substance que votre oncle Henri avait davantage inspiré votre famille par ce qu’il était que par ce qu’il disait. Il en a été un peu de même pour nous, membres de son Église en Algérie. Certes, Henri a beaucoup parlé, beaucoup écrit, et nous n’avons pas fini de recueillir son héritage intellectuel et spirituel que sa mort va mettre davantage encore en valeur. Mais au fond, c’est par sa vie qu’Henri nous a instruits.
On a beaucoup parlé de l’Eglise de la rencontre au risque de tellement spiritualiser cette expression qu’on risquerait de la vider un peu de sa substance. Sa substance, c’était les rencontres réelles d’Henri pour qui il n’y avait pas de grands ou de petits. Toute rencontre comptait. Il en était de la rencontre comme du repas. A la fois gourmand et gourmet. Gourmand, il ne croisait jamais le regard d’une personne sans tenter d’entrer en relation. Gourmet, il en percevait immédiatement le caractère précieux, même dans une apparente insignifiance. Cet intérêt porté à chaque personne n’est pas pour rien dans l’attachement et l’affection de tant et tant d’amis algériens.
Paradoxalement, c’est peut-être quand son désir de s’incarner dans ce pays se heurtait à une résistance, parfois à une fin de non-recevoir, que son amour viscéral pour l’Algérie se donnait le plus à voir. Il est en effet un commandement de Jésus à ses disciples qu’Henri n’aura jamais pu observer : « si on ne vous accueille pas, sortez de cette maison ou de cette ville et secouez la poussière de vos pieds » (Mt 10.14). Cette tentation du découragement que nous pouvons parfois éprouver quand nous avons l’impression de ne pas pouvoir donner tout ce que nous avons à donner, je ne l’ai jamais perçue chez Henri. Je l’ai parfois senti atteint, meurtri, mais jamais tenté de baisser les bras, et encore moins de partir. Il ne le pouvait pas car il n’avait pas d’ailleurs.
Nous réalisons à quel point le départ d’Henri est un évènement, un avènement, qui nous dépasse les uns et les autres, chrétiens et amis musulmans. Cet hommage rendu à la vie d’Henri, notamment le 5 décembre à la cathédrale de Lyon par l’Ambassadeur d’Algérie en France, renforce ce témoignage d’une fraternité envers et contre tout que nous voulons donner ensemble, chrétiens et musulmans. Avec le départ d’Henri c’est toute une génération de grands témoins qui doucement s’efface, et c’est vertigineux. Je ne sais pas ce que sera notre Église sans eux, mais je sais qu’il y aura une Église pour l’Algérie.
Cher Henri, si à l’annonce de ton décès la peine l’a disputé à l’action de grâce, c’est l’action de grâce qui, de loin, l’a emporté. Merci.
+ fr. Jean-Paul Vesco op