La souffrance : de l’impasse à un « im – possible » passage ?

Véronique Margron, o.p., théologienne moraliste, propose une méditation autour des sept dernières paroles du Christ en Croix pour comprendre comment Jésus ose affronter la souffrance et ouvre à l’espérance en passant de la mort à la vie. Extrait du livret d’animation pour le Dimanche de la santé 2010 sur le thème : « Sois sans crainte ».
Peut-on penser cette tension – entre impasse et passage, entre mystère et scandale – qui habite l’humain lorsqu’il découvre sa propre existence ou celle d’autrui radicalement mise en question par la possibilité ou la réalité des douleurs et souffrances ?
Le Jésus de l’histoire raconté par les évangiles peut-il être notre force, en telle circonstance ?
 

Avertissements :

* La souffrance déloge l’humain de lui-même. Elle est absurdité, nuisance qui altère l’expérience de soi-même, provoque une rupture au sein même du sujet. La souffrance déstructure et en aucun cas ne peut ouvrir à l’espérance comme telle, par son simple pouvoir. La souffrance doit être combattue. C’est sans jamais oublier cela que nous pouvons alors interroger l’itinéraire de Jésus . À travers lui, est-il possible que « se profile la question redoutable de ce que la souffrance donne à penser ». (RICŒUR, 1994).

* Mais alors un second avertissement s’impose : Les raisons qu’à Jésus d’aller au bout de la vérité de lui-même furent les mêmes que celles qui l’ont fait vivre : annoncer le Règne du Père, manifester la tendresse de Dieu pour ceux qui se croient loin. Autrement dit Jésus 2 va mourir pour des raisons théologiques. Ce n’est pas la souffrance en tant que telle mais la passion de l’amour qui conduit Jésus à l’affronter. Ce n’est pas la souffrance mais l’amour qui donne à la passion sa force de conversion. Et c’est de ceci dont témoigne chacun des récits évangéliques. Des textes toujours dans la retenue et la pudeur quand ils évoquent la mise à mort de Jésus.

(2) cf. CH PERROT, Jésus et l’histoire, Desclée, 1993 et M. GOURGUES, Le Crucifié, Du scandale à l’exaltation, Desclée, 1988

Compte d’entendre l’unité entre sa vie et sa mort, entre ses raisons de vivre et ses raisons de consentir à tout donner jusqu’à mourir. C’est dans ce cadre théologique qu’il faut se situer pour modestement tenter de penser. Nous ne prendrons qu’un seul témoin :
 

Les sept dernières paroles du Christ en Croix. 3

(3) N’oublions pas que tous ces récits furent bien sûr écrits après la résurrection.
Les communautés qui annoncent et célèbrent le Christ ressuscité mettent en récit sa passion afin que sa mémoire ne se perde pas.

La tradition spirituelle mais aussi artistique a su y déceler un trésor. Perles offertes pour entrer dans le mystère du don. Des paroles qui sont pour la plupart issues de versets de psaumes. Manière de redoubler la même signification : nous sommes dans une relation croyante, Jésus est fils de son peuple et Fils bien aimé. Jusque dans la possible incompréhension.

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Mc 15, 34

Cette parole suppliante, qui apparaît désespérée est une citation du Ps 22. Quelqu’un, plusieurs siècles avant Jésus, avait connu l’angoisse et écrit ces lignes. Jésus se les approprie en cette heure de désolation. Au cœur de la vie de Dieu se tient alors l’incompréhension envers Dieu : « Où es-tu ? » Tant de femmes et d’hommes de par le monde partagent la même angoisse. Malgré la foi. De très nombreuses interprétations théologiques ont été proposées pour ce verset. Je ne veux ici retenir que celle de la solidarité avec tout le peuple des souffrants, en tout temps. Jésus dit les mots que parfois nous n’avons pas même la force de dire. Il prend avec lui ceux qui sont dans la désolation. Lui, le « Fils bien aimé, » homme parmi les pauvres. Il porte au Père nos désespoirs, nos incompréhensions, nos peines. Passage vers l’espérance que cette supplication, cette prière. Le Christ uni à son Père, prend tout homme avec lui. Passage vers la vie.

Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Lc 23, 34 (Voir Ac 3, 17 ; 13,27)

Pour Luc la première des paroles est celle d’un pardon. Pas de rancœur ni de rancune. Jésus s’adresse à son Père « Pardonne-leur ». Supplication ultime, y compris pour ceux qui l’ont mis à mort. À travers cette parole issue du Ps se raconte qu’un passage est du côté de ce don par-dessus le mal commis ou la souffrance infligée. Un don qui ne relève pas de l’idéal. Car il faut noter que le Fils remet ce pardon à son Père. Il le laisse s’en charger, lui qui peut accomplir l’impossible. Un don qui n’oublie pas le mal ni les raisons de sa violence dans une vie, car cela serait une impasse. Il rouvre un avenir pour celui-là même qui souffre par la faute d’un autre. Il permet d’aller à nouveau son propre voyage dans l’existence. De se défaire du lien mortifère avec les bourreaux. Laisser le violent, le criminel à son histoire et croire que l’on peut vivre délié du mal subi. Autre passage donc, ouvert par le Père. Ce qui est alors proposé aux croyants est de remettre au Père cette espérance.

Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. Lc 23, 43

Le temps de Dieu n’est pas le nôtre, et pourtant ce temps pénètre le nôtre. Alors qu’il va mourir, Jésus déclare au larron « aujourd’hui ». L’éternité entre, dès maintenant. Tout amour, chaque don, chaque acte discret, maladroit, nous fait entrer dans l’espace de Dieu. « Aujourd’hui ». Cet homme dit à Jésus « souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume ». Il sait que Jésus est roi. Le Roi très bas. Ce malfaiteur a fait un coup incroyable : Être avec le Christ, dès maintenant, en toutes circonstances. Y compris quand il fait noir, que les ombres guettent. Des mystiques tels Maître Eckhart ou Catherine de Sienne écriront que Dieu prend plaisir à vivre en nous, car Jésus a mangé et but avec les prostituées et les collecteurs d’impôts. Cette joie n’est pas le contraire de la peine. Son envers c’est refuser de se laisser bouleverser par le visage d’autrui, son angoisse, son attente. « Tu seras avec moi » raconte la rencontre de deux êtres vulnérables, ouverts au désir. Passage de la mort, de la désolation, à la vie déjà, à l’amitié avec celui qui est la Vie. Rien ici d’inaccessible. Pour entrer dans cette espérance, nous sommes conviés, comme nous le pouvons, à rester ouvert, malgré tout. Malgré la souffrance et avec elle.

Père, je remets mon esprit entre tes mains. Lc 23, 46 (Ps 31, 6)

La souffrance nous enserre. La prière du Christ crée une brèche. Elle nous soutient pour que nous puissions nous fier au Fils et au Père. Et déjà à ceux qui nous font du bien, maintenant. Comme un passage vers la vie, du sein de notre situation. Il n’y a là aucune illusion Mais une sûreté. Dieu sera toujours avec nous. Son Esprit est donné pour toujours. Alors avant la Pâque, là sur cette croix, le Christ est vainqueur du mal. Par la douceur d’aimer en vérité. Le vieux monde a pris fin et un monde nouveau a commencé. Le 7e jour de la création, Dieu inventa le repos, la paix. Par cette parole, Jésus se repose et nous invite dans son repos. Une sorte de retour à la maison. « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous ferons une demeure chez lui » Jn 14, 23. Jésus se repose au plus profond de l’homme (Ambroise de Milan). Passage à l’envers en quelque sorte : Dieu s’invite au dedans.

Femme, voilà ton fils, et toi, voici ta mère. Jn 19, 26

Au vendredi de l’exécution de Jésus, la communauté des amis de Jésus s’est désintégrée. Mais le Fils ne retient pas ceux qui l’aiment dans les filets de sa mort. Marie a perdu son fils unique – chagrin irréparable. Elle va pourtant recevoir un autre enfant. Pas un fils de remplacement. Là, une mère et un ami se retrouvent liés, pour toujours. Non pour être accrochés à la mort de Jésus, mais pour commencer une fraternité d’un autre genre que celui du sang, lien ouvert à quiconque et qui naît au pied de la Croix. Non sur la Croix. Mais devant la croix de Jésus. Se souvenir alors que l’hostilité et l’indifférence brisent. De cette nouvelle communauté, personne ne peut être exclu. « Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu en Égypte » (Gn 45, 4) Passage qui n’évacue pas la souffrance de la perte, mais qui permet de retrouver le chemin de l’avenir. Là encore, alors que n’est pas encore venue l’aurore de la résurrection, la vie est déjà là, plus forte.

J ‘ai soif. Jn 19, 28 (cf. Ps 69,22)

Au début de l’évangile de Jean, Jésus rencontre une femme, en Samarie. Il est fatigué et s’assoit sur la margelle du puits. « Ce n’est pas sans raison qu’est fatiguée la force de Dieu » écrira St Augustin dans une homélie sur cette péricope. « Jésus fort et faible » -poursuit-il – « Il nous a créés par sa force, il nous a cherchés par sa faiblesse. Jésus lui demande à boire et il promet l’eau. (…) Il parle à la femme de manière cachée, mais peu à peu il entre dans son cœur ». Le Fils a soif. Comme tant de ceux qui souffrent ont soif : de soulagement, d’affection, de guérison, d’eau… La soif, besoin premier de l’humain qui ramène chacun au primordial, au premier, comme à l’ultime. Soif que Dieu partage. L’humain n’est pas seul en cette heure. Espérance concrète qui exige, pour être vraie, que nous soyons auprès de celui qui peine ainsi. Aucune évasion là encore.

Tout est accompli. Jn 19, 30

Tout est achevé car « ayant aimé les siens qui étaient dans ce monde, Jésus les aima jusqu’au bout ». L’instrument de torture qu’est le bois de la croix pourrait laisser entendre que Jésus est perdu, sa mort volée. Mais non, il est l’homme libre que Pilate désigna ainsi : « Voici l’homme ». « Tout est accompli ». C’est ce qu’aurait pu dire le frère Pierre Claverie, Évêque d’Oran, assassiné le 1er août 1996, lui qui aimait tant la vie et l’Algérie. Il écrivait quelques mois avant sa mort : « nous sommes là-bas à cause de ce messie crucifié et de personne d’autre. Nous sommes là comme au chevet d’un ami, en silence, Nous sommes là au pied de la Croix où Jésus meurt abandonné des siens. Être présent dans les lieux de souffrance, de déréliction, d’abandon. Je crois que l’Eglise se meurt de ne pas être assez proche de la croix de son Seigneur. Car il s’agit d’amour et d’amour, seul. Donner sa vie n’est pas réservé à quelques-uns. » Si nous commençons à aimer, avec nos maladresses et nos peurs, alors l’art d’aimer du Christ vient habiter en nous, en notre amour fragile. Espérance immense qui ne nie rien des blessures et des douleurs du voyage. Mais qui affirme que la vie en Dieu est déjà plus forte. Ici même, si nous entrons dans ses pas, maladroitement.
 

Conclusion provisoire
Devant la croix du Christ, conséquence de son amour, la souffrance de chacun n’est pas métamorphosée, rendue sensée. La Croix nous dit qui sont les bourreaux de Jésus, elle ne dévoile pas que la souffrance serait moyen de salut. Par contre elle affirme assurément, que le Fils lui-même se tient auprès de celui qui peine d’une façon singulière, irremplaçable. Jésus est compagnon créateur de vie et d’espérance là même où nos forces nous abandonnent. Enfin elle oblige les chrétiens, l’Eglise, à veiller aux côtés de chacun, à croire, aimer, espérer. Pour deux, et plus, si nécessaire.
La foi chrétienne atteste par le « Seigneur sauve ». Un Salut qui parle de vivre, entre naître et mourir, qui raconte que la vie vaut la peine d’être vécue.

Véronique Margron op
Théologienne moraliste, Faculté de Théologie, Université Catholique de l’Ouest, Angers.
 

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