« Ouvre mes yeux… sur ma souffrance, Seigneur » par Mgr Laurent Ulrich

Ulrich Laurent - Lille

Nous chantons plutôt : « Ouvre mes yeux, Seigneur, aux merveilles de ton amour ! » Pourquoi faudrait-il dire : « Ouvre mes yeux sur ma souffrance ! » Je ne la vois que trop, je la sens, elle me domine, elle a pris possession de moi. Et au-dehors, j’essaie de faire bonne figure, de cacher ma souffrance, ou de l’exhiber trop – et cela aussi m’humilie !

C’est un nouveau continent que la souffrance, que j’explore peu à peu. Les circonstances m’imposent un face à face délicat. Le visage creusé par le combat physiologique, le regard dénaturé par l’angoisse, la lenteur insolente des gestes, les raccourcis gênants du langage, l’hébétude… Tout cela impressionne : je suis ailleurs, n’est-ce pas !

Pour autant, n’est-ce pas en ce contexte-là qu’apparaît le plus humain en nous ? L’humain dans son dénuement et disons-le dans sa pleine authenticité. grand mystère de nos vies. Et de nos libertés ! Il suffit alors d’un regard qui soudain s’éclaire et parle plus et mieux que des mots, d’un sourire fugitif, d’une main posée sur une autre pour que nous devenions d’un coup, malades et accompagnants, plus humains que jamais. C’est paradoxalement au creux des apparences humiliantes que s’annonce soudain une redécouverte de soi-même. En de telles confrontations, nos yeux d’hommes et de croyants ne peuvent-ils pas s’ouvrir ?

Ce combat avec notre liberté nous blesse, mais il nous grandit malgré nous. Il nous ramène à cette condition humaine qui nous surprend sans cesse tant elle nous est intensément commune et imprévisible en dépit des apparences. Un autre regard advient en nous et nous nous entendons dire au Seigneur de l’évangile : « Ouvre mes yeux sur ma propre souffrance, Seigneur ». Toi qui à 79 reprises dans ces évangiles « regarde » et dépasse toutes les apparences. Mystère de l’Incarnation, jusqu’à la Croix : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Cri et passion.
 

De la faiblesse…

La faiblesse en nous se cache et ne s’avoue pas. Plus grave : cette faiblesse nous introduit dans une confusion car nous la prenons pour la cause inavouable et honteuse de nos limites. Suffirait-il de la refuser pour la combattre et lutter contre la maladie et la souffrance ? Surviennent pourtant l’expérience et la parole de l’apôtre Paul : « Car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (1). Démasquons d’abord les idoles de notre culture de la réussite et de l’exploit ; la médecine elle-même, ne se laisse-t-elle pas séduire quand elle croit pouvoir être prédictive alors qu’elle est déjà grande quand elle s’attache à diagnostiquer, à prendre soin ?

La faiblesse, c’est cette fragilité, qui nous accompagne depuis notre naissance ! Notre éducation voudrait peut-être nous libérer le plus possible de ses effets. Mais elle n’est ni paralysante, ni irresponsable. Elle vient du reste à notre secours comme le Christ dans l’Evangile vient Lui-même à la rencontre de la faiblesse en s’adressant à notre fragilité. Il ne cesse de prendre soin de la fragilité de toutes celles et ceux qui s’adressent à Lui. Il sollicite sans relâche le désir et le dialogue.

« Fillette, debout, je te le dis » (2) : c’est Jésus qui sollicite ! « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » (3) : la réponse des aveugles à cette dernière question peut aussi nous aider à ouvrir nos yeux sur notre souffrance : « Maître, fais que nos yeux puissent voir ». Refuser la fragilité humaine, c’est s’isoler dans sa propre  ragilité : la peur, le désespoir.

Reconnaître sa fragilité, c’est au contraire se disposer à voir, à écouter avec cette ouverture de coeur qui exclut toute parole de domination.

Mieux encore, c’est accueillir celles et ceux que l’on prend à témoin ; c’est ouvrir un dialogue d’égalité où la limpidité traverse toutes les apparences et les faux-semblants. Nul étonnement alors d’y rencontrer le Maître de l’évangile. La fragilité reconnue devient ainsi une douce force, une richesse inattendue et soudain si précieuse, comme une « divine douceur » selon Maurice Bellet (4). Tel est le sens des paroles de l’apôtre. Oui, la fragilité, une fois traversée devient réellement une richesse intérieure. Disons-le, redisons-le aux malades et à tous ceux qui souffrent. Voilà un itinéraire spirituel qui dépasse les apparences et nous conduit à cette autre parole : « Si ton oeil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière » (5).
 

Compassion et espérance, présence et communion

Enfin, il y a les témoins de ces situations. Les témoins, c’est-à-dire nous, les accompagnants de la souffrance et de la maladie, appelés parfois mystérieusement à cette Pastorale de la Santé qui ouvre nos yeux sur nos propres souffrances … Pour peu que nous vivions ces expériences en vraie situation d’écoute. Pas facile d’écouter un être en souffrance, et de consentir à le rejoindre en sa souffrance même. Il faut s’y consacrer…

Être là, se laisser atteindre par la parole de celui qui souffre, être remis silencieusement en cause jusqu’à la déprise de soi-même. Sans se laisser piéger par notre imaginaire ! échos divers et variés, dus à notre histoire personnelle qui nous entraine parfois à regarder un événement, une circonstance désarmante comme un écho de la volonté de Dieu. On ne rejoint jamais la souffrance d’un être en passant par la sienne.

Accompagner de la sorte, c’est avancer avec cette souffrance sur le libre chemin de l’Esprit en communion avec Celui « qui prend sur Lui toutes nos souffrances ». Engagés avec toute personne dans cette aventure d’une rencontre, nous sommes désormais responsables d’un travail spirituel, explicite ou implicite, auquel nous ne pouvons renoncer. Compassion et espérance, présence et communion.

Alors avec ceux qui souffrent, nous pouvons reprendre de la belle hymne les images vivantes :

« Redressez-vous, prenez l’Esprit comme une voile prend le vent :
Ne l’enfermez pas en vous-mêmes, mais priez-le d’enfler vos cris
– Qu’ils soient d’impatience ou de joie ! -.
Vous savez bien de quel baptême vous renaissez souffles vivants.
Dépliez-vous ! Prenez l’Esprit comme une voile prend le vent :
En le prenant soyez sa proie.
» (6)

Mgr Laurent Ulrich
Archevêque de Lille

Méditation extraite du Livret pour le Dimanche de la Santé 2011. Les intertitres sont de la rédaction du site.

1. 2 Corinthiens 12.
2. Marc 5,41.
3. Matthieu 20, 32.
4. Maurice Bellet, L’épreuve, ou le tout petit livre de la divine douceur, Desclée de Brouwer, 1988.
5. Luc, 10, 34.
6. Didier Rimaud, Cantate en forme de colombe.

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DSE doctrine sociale