Lettre des évêques d’Europe de l’Ouest « à nos frères et sœurs européens »
Nous, évêques de différents diocèses d’Europe de l’Ouest réunis dans un groupe que nous avons baptisé « Euregio », qui nous sentons pénétrés des enjeux de l’Union Européenne, avons voulu nous adresser à vous, nos frères et sœurs Européens, afin de vous partager nos convictions et préoccupations en vue des élections à venir.
L’Union Européenne est aujourd’hui confrontée à différentes crises économiques, politiques, démographiques et idéologiques qui manifestent l’ampleur des défis auxquels elle doit faire face : nous sommes convaincus qu’elle dispose de tous les atouts pour les affronter.
Désirant aller à contre-courant des discours fatalistes, des attitudes de repli et des tendances à la critique stérile, nous voulons, par cette lettre pastorale, jeter un regard lucide et constructif sur l’Europe et son avenir. Nous voulons vous redire notre confiance en l’Europe et l’espérance que nous plaçons en elle pour tracer des voies nouvelles à la hauteur des dangers qui la menacent. Nous souhaitons aussi inviter tous les citoyens européens à reprendre conscience de leur héritage commun, à considérer les apports de l’Union Européenne dans leur vie de tous les jours, à soutenir son action en participant aux élections parlementaires européennes, et à s’engager en faveur d’un avenir guidé par le service du bien commun de tous les peuples de l’Europe.
L’Europe : des siècles de partage
La naissance de l’Europe est le fruit d’un processus séculaire. Tout au long de leur histoire, les peuples de l’Europe se sont nourris d’influences réciproques qui ont forgé la culture et l’esprit européens : les beaux-arts et les belles lettres, les sciences humaines, la philosophie, la poésie, le droit… Le message du Christ est venu cimenter ces apports sur le plan spirituel et ouvrir les peuples européens aux exigences nouvelles de l’Évangile : la dignité de la personne humaine, la solidarité à l’égard de tous et l’espérance en la vie éternelle. L’Empire romain a cédé la place à la civilisation européenne unifiée dans une culture et des valeurs communes, sous l’action de souverains et de penseurs, agissant au nom de leurs convictions chrétiennes. En outre, le judaïsme a créé un réseau de solidarité culturelle qui ouvrait ses portes à l’Orient et à l’Afrique ; et l’islam nous a apporté l’algèbre, les chiffres arabes et l’ouverture vers la Chine par la Route de la Soie.
Cet esprit européen s’est incarné au Moyen-Âge dans les universités entre lesquelles les étudiants se déplaçaient facilement, dans les cathédrales gothiques qui parsèment le paysage européen et attestent une grande familiarité architecturale entre les divers pays. Ces marqueurs de l’unité européenne sont les signes visibles de l’histoire et de la culture qui unissent aujourd’hui encore tous les Européens.
À travers les siècles, cette lente unification culturelle a souffert d’attaques extérieures, mais aussi de l’individualisme et de la soif de pouvoir des États qui ont conduit à des querelles politiques et à des déchirements diplomatiques. La cruelle expérience de deux guerres mondiales successives en est l’exemple le plus récent et le plus douloureux. L’Europe a aussi vu naître en son sein des totalitarismes qui sont allés jusqu’à organiser l’extermination du peuple Juif et d’autres personnes jugées inférieures. Toutes ces œuvres étaient en totale contradiction avec l’esprit européen et avec les valeurs culturelles qui ont forgé l’unité de l’Europe.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, des hommes politiques européens ont décidé de ne plus recommencer les erreurs fatales du passé. Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi et Paul Henri Spaak se sont engagés dans une voie nouvelle de réconciliation et de coopération. Ils ont défendu le projet d’une communauté qui permette la mise en commun des productions de charbon et d’acier de plusieurs pays frontaliers (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg), afin de rendre, par cette solidarité économique, toute guerre non seulement impensable, mais matériellement impossible. L’Europe pacifiée et unie était à cette époque une espérance pour beaucoup d’Européens : ce rêve devenait réalité par l’audace d’hommes politiques visionnaires.
Les Pères de l’Europe partageaient des valeurs communes : le sens du bien commun, le respect de la dignité de la personne humaine, la solidarité, la justice et la paix. Ces hommes, presque tous portés par des convictions chrétiennes, ont vu une concordance entre les réalités politiques qu’ils venaient de créer et les valeurs qui les animaient. Grâce à eux, l’Union Européenne qui compte environ 500 millions d’habitants de 28 nations différentes, jouit depuis lors des conditions de paix les plus longues de son histoire. Cette paix durable a été le préalable nécessaire pour garantir le développement harmonieux et efficace des nations européennes.
Le pape François, parlant de ces bases chrétiennes, disait dans le journal La Croix, le 17 mai 2016 : « L’Europe, oui, a des racines chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, mais dans un esprit de service comme pour le lavement des pieds. Le devenir du christianisme pour l’Europe, c’est le service. »
Notre vocation de chrétien est donc de s’engager pour l’Europe au service du bien commun. Il s’agit de mettre nos pas dans ceux des Pères fondateurs et poursuivre cette œuvre de concorde européenne.
Esprit, vocation et grandeur de l’Europe
L’Europe n’est pas née d’une révolution violente et immédiate, mais d’une transformation progressive sous l’action de principes communs qui ont donné naissance à la société nouvelle. Ces grands principes sont comme l’âme de l’Europe : en premier lieu, la dignité de la personne humaine, dans la liberté individuelle et le respect des droits de chacun ; l’égalité de nature de tous les hommes sur laquelle s’appuient l’idée d’une fraternité universelle et la solidarité à l’égard de tous ; le primat des valeurs intérieures qui seules ennoblissent l’homme. Ces principes sont à la fois les moteurs et les fruits de la civilisation européenne, c’est sur eux que se fondent les relations sociales dans notre continent. Si ces principes sont devenus une évidence pour les Européens — de manière peut être inconsciente — ils ne sont actuellement pas mis en œuvre dans une grande partie du monde.
La culture et le patrimoine spirituel de l’Europe, son génie et sa pensée, lui ont valu pendant des siècles une prééminence incontestée. L’art roman, l’art gothique, le baroque et la Renaissance sont tous nés en Europe. La banque moderne, les grandes découvertes scientifiques, la maîtrise du temps, la mécanique, la physique et la chimie moderne sont toutes des inventions européennes. Les progrès de la médecine, l’abolition de l’esclavage, le modèle démocratique sont autant de fruits de la culture de notre continent.
Nous avons le devoir d’œuvrer pour que l’Europe, riche de cette culture multi-forme retrouve la place qu’elle n’a pas toujours bien occupée dans le passé pour orienter l’évolution de l’humanité, non plus grâce à une hégémonie de puissance militaire ou économique, mais par le rayonnement de son esprit. Soyons convaincus de la vocation de l’Europe d’être l’amie désintéressée des peuples, notamment de ceux qui connaissent des situations de conflit et de sous-développement, afin de leur apporter les lumières dont ils ont besoin pour leur développement spirituel, de ne pas se borner à leur apporter une assistance purement économique ou matérielle, mais leur procurer un idéal nouveau.
Il faut donc que s’affirme un tel esprit, c’est à dire que nous ayons conscience d’un patrimoine commun spécifiquement européen et que nous ayons la volonté de le sauvegarder et de le développer.
Les défis de l’Europe aujourd’hui
Si l’Europe connaît depuis 1945 la période de paix la plus longue de son histoire, il n’en demeure pas moins que l’unité et la paix restent toujours à construire. La crise actuelle se caractérise par la pluralité de ses causes et par la complexification du monde contemporain dans lequel elles prennent naissance. Nous souhaitons ici évoquer ce qui nous semblent être les principaux défis que l’Europe aura à relever dans les années à venir.
La solidarité
Nous devons soutenir une Europe qui favorise davantage de justice sociale entre tous. L’Union Européenne doit privilégier le soutien des personnes en difficulté face au libéralisme financier qui méprise la personne humaine. C’est pourquoi nous devons intensifier les processus de collaboration européenne, par exemple sur le plan technologique ou par d’autres initiatives de partage d’intelligence qui favorisent l’identité et le génie européens.
La lutte contre les nouvelles formes de terrorisme
Face aux nouvelles formes de terrorisme, le repli sur soi est non seulement un non-sens, mais conduirait à un suicide organisé. La solidarité européenne sur le plan diplomatique est la seule voie de recours face à des terroristes qui ne connaissent pas de frontières. Les enjeux sont trop grands pour qu’une nation isolée puisse y faire face efficacement. A cet égard, l’Europe devra poursuivre ses efforts pour organiser la protection de ses frontières extérieures.
Le respect de la vie humaine
Nous devons soutenir le respect de la vie de l’être humain à toutes ses étapes et dans toutes ses dimensions, quel que soit son âge, son sexe, ses origines, ses opinions philosophiques ou religieuses. En effet, nous croyons que tous les hommes sont créés égaux à l’image de Dieu.
Le respect de l’environnement
Les questions environnementales doivent être au cœur de nos préoccupations. L’Union Européenne dispose des moyens d’affronter cette question et nous pouvons l’aider à relever ce défi en nous engageant chacun dans notre vie de tous les jours pour la sauvegarde de la maison commune : cela passe par l’adaptation de nos modes de vies, par des dynamiques de consommation plus responsables et par une forme de vie plus sobre. Il faut que nous apprenions à reconsidérer les questions environnementales dans l’optique d’une écologie intégrale qui place l’homme au centre de la Création dans sa dimension relationnelle avec les autres hommes et les autres créatures. « Nous sommes appelés à être les instruments de Dieu le Père pour que notre planète soit ce qu’il a rêvé en la créant, et pour qu’elle réponde à son projet de paix, de beauté et de plénitude » (Pape François, Encyclique Laudato Si, n° 53).
La question migratoire
L’Europe doit se saisir de la question migratoire en accord avec ses principes fondamentaux de respect de la dignité de la personne humaine et dans le souci du bien commun. Les migrants quittent leur pays pour des raisons économiques ou pour des raisons de sécurité. L’Europe doit veiller, dans une approche concertée et admise par tous ses États-membres, à les accueillir dignement tout en gérant l’urgence de leur situation avec la patience et la délicatesse nécessaires, afin que les démarches entreprises ne soient pas cause de tensions dans les sociétés qui accueillent. Les chrétiens doivent poser le regard du Christ sur ces personnes en souffrance.
Problématiques liées à l’emploi et à la démographie en Europe
Les pays européens connaissent des problématiques différentes en termes d’emploi et de démographie : certains peinent à offrir à leurs habitants une situation de travail pérenne, d’autres connaissent une baisse démographique et peinent à pourvoir des postes ouverts. Une politique coordonnée permettrait de surmonter les difficultés actuelles et faire en sorte que ces faiblesses deviennent une opportunité pour les citoyens européens. Offrir à chacun la chance de disposer d’une source de revenus stable est la condition sine qua non pour garantir le développement intégral de la personne.
Renforcer l’identité européenne.
Les pays de l’Union Européenne doivent rester ouverts au dialogue les uns avec les autres dans leur grande diversité. Cette ouverture ne signifie pas que chaque pays perde son identité. Au contraire, chacun, riche de sa propre culture permet à l’autre de découvrir une part de l’identité européenne. C’est pourquoi nous devons intensifier des processus de collaboration européenne comme par exemple sur le plan technologique Airbus ou encore le projet satellitaire Galileo et toutes les initiatives d’intégration et de partage d’intelligence qui favorisent cette identité européenne.
Construire ensemble l’Europe de demain
Confrontée à de nouveaux défis et face à l’évolution rapide du monde, l’Europe ne pourra pas être sauvée de l’extérieur. Elle est une communauté d’action librement concertée et organisée : les nations portent la responsabilité de ses échecs et les remèdes aux périls qui la menacent. L’histoire européenne montre que les discordes de ses États-membres l’affaiblissent, mais que leur union la sauve. L’Europe est, et sera, ce que nous voulons en faire. Abandonner l’Europe serait non seulement enregistrer un suicide, mais encourir devant l’histoire la terrible responsabilité d’avoir laissé perdre un patrimoine qui nous a été confié, il y a près de 2000 ans, auquel nos ancêtres ont donné un éclat incomparable et duquel le monde contemporain a tant besoin. Nous devons, nous voulons rendre à l’Europe son rayonnement et sa force ; en d’autres termes, lui rendre sa mission séculaire de promotrice de dialogue et d’intégration des peuples.
L’Europe se refera une âme dans la diversité de ses qualités et de ses aspirations. L’unité des conceptions fondamentales qui cimentent l’Europe depuis des siècles se concilie avec la pluralité des traditions et des convictions nationales. Soyons fiers des valeurs d’humanisme et de solidarité qui nous unissent et soyons conscients que chacun de nous porte la responsabilité de l’avenir de l’Europe. Engageons-nous pour faire vivre l’âme et l’esprit de l’Europe. Son destin est aujourd’hui entre nos mains.
Ainsi, nous évêques catholiques, appelons nos concitoyens à prendre part aux élections européennes dans l’esprit de service du bien commun, pour tous nos frères européens. Devant certaines difficultés, d’aucuns souhaiteraient s’opposer à l’Union Européenne, et se replier sur des nations indépendantes. Nous sommes convaincus que la solidarité et la collaboration entre les nations est la réponse la plus fructueuse que nous pouvons apporter aux problématiques actuelles de l’Europe. Pleins de confiance et d’espoir en cette communauté de destin, nous croyons que les jours sombres laisseront place à une aube nouvelle, pour peu que chacun soit conscient de sa responsabilité et ne se dérobe pas à son devoir.
En cette fête de sainte Catherine de Sienne (1347-1380), nous aimerions évoquer l’appel de cette femme exceptionnelle à mettre fin au schisme dans l’Église catholique et à créer une unité en Europe, en luttant contre les compromissions et la corruption. Dans cette démarche, il s’agit de naître de l’Esprit, comme le dit Jésus à Nicodème dans l’évangile lu à l’eucharistie de cette fête et que nous offrons à la méditation de tous (Jean 3,7-8) : « Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il vous faut naître d’en haut. Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit ». Que le souffle de l’Esprit nous fasse naître d’en-haut et contribuer à la renaissance de l’Europe !
Luxembourg, le 29 avril 2019, en la fête de Sainte Catherine de Sienne, copatronne de l’Europe
+ Jean-Claude Hollerich, archevêque de Luxembourg
+ Stephan Ackermann, évêque de Trèves
+ Jean-Pierre Delville, évêque de Liège
+ Helmut Dieser, évêque d’Aix la Chapelle
+ Jean-Paul Gusching, évêque de Verdun
+ Jean-Christophe Lagleize, évêque de Metz
+ Jean-Louis Papin, évêque de Nancy
+ Marc Stenger, évêque de Troyes
+ Rémy Vancottem, évêque de Namur