A Man, film de Kei Ishikawa (2022)

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 14 février 2024, OFC 2024, n°7 sur A Man, film de Kei Ishikawa, 2022

Kei Ishikawa réalise depuis plusieurs années des films dont la diffusion a été jusqu’à présent limitée au Japon. Seuls un film policier, Gukoroku, et la réalisation d’une des cinq parties du film collectif Anticipation Japon, l’ont fait connaître en-dehors de son pays. Avec son dernier opus, A Man, il accède à une notoriété nouvelle. Sorti en France en 2024, son film, présenté en avant-première à la Mostra de Venise en 2022, a en effet été remarqué par la critique, avant d’être abondamment primé au Japon en 2023.

Ishikawa y dessine des portraits, dévoile la profondeur des âmes, l’amour qui s’éveillant bouscule les certitudes, les peurs et les faux espoirs. Le film A Man s’inscrit dans l’héritage du grand cinéaste japonais Ozu ; je pense en particulier à Il était un père qui retrace les traits d’un père disparu. Ishikawa nous entraîne à nous interroger sur nous-mêmes : pouvons-nous dépasser cette assignation résultant de nos origines que nous impose la société ? Le film, tiré par la dynamique d’une enquête, dénonce aussi l’hypocrisie et le racisme anti-coréen de la société contemporaine japonaise.

Les premières images nous montrent un mystérieux tableau qui rappelle certaines œuvres énigmatiques de Magritte. Il représente un homme de dos dont l’image reflétée dans un miroir reproduit l’homme de dos. Quelle est donc la vérité de cette image que nous reflète le miroir de la société ?

L’histoire commence par un portrait idyllique, presque trop beau pour être vrai. Un homme inconnu, Daisuke Taniguchi, qui a rompu tout contact avec sa famille, arrive dans une petite ville, et noue une relation avec la propriétaire d’une modeste papeterie, Lei Yakamato, divorcée depuis peu et mère d’un petit garçon, Yuto. S’ils tombent amoureux l’un de l’autre, leur rencontre est loin d’un coup de foudre, et s’inscrit dans la délicatesse et la douceur, comme le montrent la trame du récit, l’accompagnement doux au piano dans le style de Yiruma, ainsi que les couleurs dorées, les images au ralenti, et les cadrages délicats du réalisateur. Leur mariage est heureux, ils ont une petite fille. Survient le drame, qui clôt ce premier acte à la Ken Loach, et va enclencher l’histoire : il meurt dans un accident.

Un membre de la famille Taniguchi vient aux obsèques, et dévoile alors que cet homme n’est pas Daisuke. Il y a eu usurpation d’identité. Qui est-il ? Et qu’est devenu le vrai Daisuke ? Effarée par cette nouvelle, Lei a recours à son avocat, Akira Kido, d’origine coréenne, qui va mener l’enquête. Lui-même vit un mariage en apparence heureux avec sa charmante et très belle épouse, et leur fils. Mais le poids de la belle-famille se fait sentir, notamment leur racisme anti-coréen qu’ils ont peine à cacher tout en reconnaissant la valeur de leur gendre. Dans son enquête, Akira Kido part aussi à la recherche de lui[1]même, animé d’une question existentielle qui se dévoile tout au long de ce second acte : est-il possible de dépasser les assignations que vous imposent vos origines et que reprennent votre entourage ? La recherche des énigmes du passé de cet homme inconnu l’amène à s’interroger sur son propre destin, et sa vie entre dans une dynamique incertaine. Ce que montrent l’irruption de percussions dans la bande son, et les images qui prennent des tons froids et sombres, certains montages saccadés, les travelings. De nombreuses séquences nous montrent Akira Kido de dos, marchant devant lui, reprenant l’image du mystérieux tableau. L’impression visuelle et sonore renforce cette cascade d’énigmes servant de fil au thriller, où le réalisateur semble déplier un origami.

Dans un troisième acte, l’enquête finit par aboutir : l’usurpation d’identité est double, deux hommes ont échangé leurs identités en espérant ainsi chacun repartir à zéro et construire une vie plus heureuse. L’homme inconnu est dévoilé : Makoto Hara se révèle être le fils d’un cruel assassin. Le poids de son père honni l’a amené d’abord à la boxe, où il devient un champion, mais sans pouvoir échapper à l’ombre paternelle sanguinaire. La seule vue de son visage, qui ressemble à celui de son père, lui est intolérable. La récurrence du miroir, présent dès le début du film, prend alors toute sa force, en écho au mystérieux tableau : pouvons-nous échapper à notre propre reflet lorsque celui-ci efface ce que nous sommes vraiment au fond de nous ? Le vrai Daisuke, de son côté, n’arrivait pas à trouver sa place dans une famille mercantile, et vivait douloureusement son échec social. En échangeant leurs identités, ils espéraient accéder tous deux à une vie nouvelle. Ici intervient l’amour qui va décider du succès de chacun. Makoto Hara qui n’avait jamais été aimé pour lui-même, a trouvé l’amour avec Lei, son fils Yuto, et le bonheur d’une vie simple de bucheron. Daisuke, de son côté, avait laissé derrière lui celle qui l’aimait, Misuzo, et n’est pas arrivé à se construire un avenir. Les deux destins croisés aboutissent à la même conclusion. Pour Makoto, il a connu un amour profond, et sa veuve, Lei, aussi bien que Yuto, le garçon devenu adolescent qu’il a considéré comme son fils, gardent dans leur cœur le beau souvenir d’un mari et père aimant. L’échange d’identité lui a apporté le bonheur. Pour Daisuke, cet échange ne lui a rien apporté, mais en retrouvant la femme qui l’aime encore, un avenir s’ouvre devant lui.

La recherche de soi-même aboutit à une alternative entre vérité et mensonge, qui est dépassée par l’amour profond vécu, lequel devient la seule mesure morale de l’action. Le mensonge sur son propre passé, destiné à annihiler les préjugés sociaux, est transformé par l’amour. Ishikawa nous amène alors à relire la trajectoire intérieure d’Akira Kido, l’avocat. Sa recherche acharnée à dévoiler la vérité de cette usurpation d’identité cache une recherche de soi, représentée par l’image du mystérieux tableau. Est-il vraiment celui que l’on croit ? Ne tourne-t-il pas le dos à sa réelle identité ? Des images paisibles de contemplation de la nature, des montagnes et des arbres, révèlent sa profonde méditation.

Akira se découvre prisonnier des apparences, des préjugés de son entourage. Sa famille est bien là, mais son épouse, en apparence jalouse, qui veut un second enfant, le trompe, comme il le découvre par inadvertance à la fin du film. Que va-t-il décider ? Peut-on reconstruire sa vie, effacer son passé ? Devenir quelqu’un d’autre ? Et quelles conséquences pour nos proches ? Le mystérieux tableau réapparait dans les dernières images : Akira est arrivé au terme de sa propre interrogation. Va-t-il, comme l’homme ou Daisuke, prendre une autre identité, abandonner sa famille, et tenter de se construire une nouvelle vie ? Tout porte à le croire, même si le réalisateur suspend son récit à ce moment.

L’amour authentique comme clé de discernement de nos vies, de nos vérités, de nos mensonges : cette conclusion, illustrée avec brio dans trois trajectoires de vie, sonne avec une belle force. Le jeu limpide des acteurs, en particulier Masataka Tuboka, qui joue alternativement le père criminel, son fils devenu jeune boxeur, et le doux père de famille, donne une vigueur puissante au film. L’enquête lui apporte une dynamique de thriller qui hypnotise l’attention, et le jeu des images et de la musique lui confère une réelle qualité artistique. La présence fugace du tableau mystérieux, au début et à la fin du film, rappelle aussi Gertrud de Carl Dreyer. Le grand réalisateur danois introduit en effet un tableau, qui apparait au début et à la fin, et manifeste visuellement l’histoire de la vie intérieure de Gertrud, femme mûre mariée, amoureuse sans espoir d’un jeune homme.

S’élevant au niveau des plus grands cinéastes, Ishikawa révèle avec A Man une sensibilité délicate tournée vers le cœur humain, et une lucidité grinçante à l’égard de la société contemporaine : un réalisateur à suivre.

Vincent Aucante

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