Hors phénomène. Essai aux confins de la phénoménalité d’Emmanuel Falque

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 13 décembre 2023, n°47 à propos de Hors phénomène. Essai aux confins de la phénoménalité d’Emmanuel Falque (Herman – De Visu, 2021)

« Maladie, séparation, mort d’un enfant, catastrophe naturelle, pandémie » – ça me tombe dessus, sans savoir ni pourquoi ni comment. Comme un démon qui m’étreint, « ça » m’empoigne et me détruit, … Me voilà seul … d’une solitude extrême dont le noyau infrangible m’apprend aussi que j’en suis constitué». Extrait de la quatrième de couverture

Emmanuel Falque confronte ces cinq expériences hors phénomènes à sa propre recherche de philosophie. Ancien doyen de la faculté de philosophie de l’Institut Catholique de Paris, il poursuit une œuvre pour accueillir la phénoménologie dans une recherche de philosophie de la religion et plus particulièrement du Christianisme.

Emmanuel Falque, avec sa spécificité propre, s’inscrit dans le courant qui se propose de penser Dieu au-delà des catégories de l’Ontothéologie, tel Jean Luc Marion qui a publié en son temps « Dieu sans l’être ». (Fayard Paris 1982).

Ce courant comporte quelques belles figures, initié par Karl Barth au début du XXème siècle, il s’exprime dans l’œuvre de Hans Urs Von Balthasar et dans celle d’Eberhard Jüngel. Ce dernier acceptant de se confronter à une lecture de Heidegger et Nietzche. Emmanuel Falque y ajoute aussi Deleuze, Levinas, Maldiney, Marion, Merleau-Ponty, et Ricœur. Surtout il fait une place toute particulière à Kant dont il développe l’emploi du terme de « Cinabre ».

« Le Cinabre – tel est le nom chez Kant du vermillon (couleur du Cinabre) devenu « tantôt rouge, tantôt noir », « tantôt léger, tantôt lourd » mais qui renvoie à la paradoxale hypothèse … (où) Tout alors s’écroulerait, jusqu’à rompre toute synthèse. » L’expression se glisse chez Kant dans la première édition de la Critique de la Raison Pure (1781). Emmanuel Falque poursuit : « S’il est impossible de relier analogie et expérience selon les termes mêmes de Kant, ce serait alors le pur chaos voire l’impensable comme tel, autre non du « hors phénomène ». Et c’est à ce prix qu’on établira comme par contre coup, l’importance de l’analogie, y compris pour aujourd’hui ». Si on poursuit les débats qui ont encadré cette publication et qui se poursuivent dans la revue Transversalité de l’Institut Catholique de Paris, on y trouve un développement de la pensée de l’auteur dans la réception de la Kénose du Christ, reçue au cœur du triduum pascal. Le samedi Saint est une « béance » : celle de la descente aux enfers ou aux séjours des morts. Cette figure de la mort de Dieu concerne particulièrement notre époque. Dieu est alors lui-même « hors phénomène ». Il est la voie qui par sa « radicale » solitude fait signe à notre propre solitude dans laquelle nous plonge ces 5 expériences « hors phénomènes ». Là le Dieu trinité « hors phénomène » entre en nous, dans la vie rendue par l’Esprit. Dans cette charnière de la Résurrection le Samedi Saint se métamorphose en Dimanche de Pâques. Le Samedi Saint est une expérience « hors phénomène » en Dieu !

L’ouvrage déploie une étude de ce qui est alors aux confins de la phénoménalité. Paradoxalement – mais ceci tient de la rigueur d’une confrontation méthodique, il relate les « vertiges » qui saisissent ceux et celles qui sont projetés dans ces cinq expériences : « la maladie, la rupture, la mort d’un enfant, la catastrophe naturelle et la pandémie ». Je relève volontairement – suite à des dialogues personnels dans le cadre de l’exercice pastoral – la volée de mots et d’expressions qui décrivent ce Chaos qui est celui de ceux et celles qui sont alors plongés dans ces situations : la nausée, l’insomnie, l’impensable, qui peuvent déboucher sur une crise sans thérapie ni progrès, aux manies, voire à la schizophrénie … Pour aboutir à une extrême SOLITUDE.

Cependant d’autres expressions indiquent un possible chemin qui se présente comme « une percée » : d’abord « une simple ombrelle pour le Chaos » : au-delà du sujet, une métamorphose possible, un devenir autre. L’écoute d’une parole qui déplace l’impensable : « mes pensées ne sont pas vos pensée ». Un passage par « la faille » peut être esquissé : quand l’amour de Dieu jusqu’en son évidement solitaire sur la Croix, fait signe à notre propre solitude … un lien peut se renouer. Encore faut-il accepter ce chemin d’une analogie kénotique si je me permets cette expression qui n’est pas de l’auteur.

Ces expressions sont tirées de l’ouvrage que je lisais pas à pas durant l’été, au fil des rencontres et des dialogues j’ai été surpris de leurs résonnances avec la parole de ceux qui en vivaient l’expérience cruelle de l’irruption du mal subi et les laissant chaos selon le langage courant.

Avec Emmanuel Falque, et quelques autres comme Jean Luc Marion (dont l’OFC a rendu compte de l’ouvrage : « d’ailleurs la révélation »¹), les philosophes de la religion et du christianisme en particulier, renouvellent une approche de la théologie fondamentale qui se risque au-delà de la stricte répétition de l’ontothéologie et plus précisément dans l’accueil de la phénoménologie. Pour Jean-Luc Marion en œuvrant pour la réception en philosophie de ce terme de révélation si étranger à cette discipline en la pensant comme un phénomène sursaturé, et ici avec Emmanuel Falque en se risquant aux limites de la phénoménologie : ce qui est hors de son champ : l’irruption d’un mal qui n’est pas de nous ! Les deux démarches se complètent : l’une pour acclimater « la révélation » en philosophie, l’autre pour renouveler une approche de la théologie dans l’irruption du non-sens dans notre époque.

Hugues Derycke membre de l’Observatoire Foi Culture

¹ On pourra se reporter à la fiche OFC 35, d’octobre 2021 : « D’ailleurs la révélation » Jean Luc Marion.

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