Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme, de Rémi Brague (Salvator, 2022)

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du 13 juillet 2022, n° 25 à propos d’Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme, de Rémi Brague (Salvator, 2022)

La référence à l’humanisme ne manque pas de détracteurs chez les tenants de l’écologisme radical et dans les sphères chrétiennes, le mot souvent dévoyé se trouvant convoqué pour dire tout et son contraire. Le dernier livre de Rémi Brague, Après l’humanisme, propose à la fois un éclaircissement du concept et sa mise en perspective au regard de l’expérience chrétienne. L’auteur, membre de l’Institut, est professeur émérite de philosophie médiévale, et a enseigné à Paris et à Munich. Depuis plusieurs années, son œuvre s’est résolument engagée à développer l’héritage catholique trop souvent ignoré et mésinterprété. Parmi ses nombreux ouvrages, on peut retenir Europe, la voie romaine (Critérion, 1992), texte de référence qui montre la part inamissible de l’héritage chrétien dans la pensée occidentale, ou Sur la religion (Flammarion, 2018), qui replace la religion au cœur de la civilisation. Il faudrait aussi citer La Sagesse du monde (2002), La Loi de Dieu (2008), Le Propre de l’homme (2013) et Le Règne de l’homme (2015). Cette réflexion sur l’humanisme prolonge les ouvertures vers l’anthropologie chrétienne opérées par ces derniers livres.

Pour les journalistes, l’humanisme renvoie à deux perspectives antagonistes. Il désigne pour les plus cultivés l’époque d’Erasme, marquée par le retour à la culture classique et à ses richesses intellectuelles et philosophiques dans l’horizon du christianisme. Pour les autres, l’humanisme est la mise entre parenthèses de Dieu au profit de l’autodétermination de soi-même, qui mène à l’athéisme. Cette dernière alternative conduit à un humanisme exclusif où l’homme devient l’être suprême par excellence. Les limites des ressources naturelles sont venues contrecarrer cette vision positiviste de l’humanité toute puissante, conduisant les tenants de la deep ecology à déconstruire l’humanisme. A l’extrême, l’homme ne serait plus qu’une espèce comme les autres, voire une espèce nuisible vouée à disparaitre.

Pour répondre à cette vision pessimiste et suicidaire, Brague remonte aux origines de l’humanisme entendu comme l’étude de la nature humaine. La prise de conscience qu’il n’est pas un animal comme les autres commence aux origines de l’humanité, et génère très tôt la question de la place de l’homme sur terre. « Je suis devenu une question pour moi-même », disait ainsi saint Augustin, auteur abondamment cité par Brague. Force est de constater que l’homme est un être imparfait : il naît nu et incapable de se suffire à lui[1]même, contrairement à la très grande majorité des espèces animales. L’existence humaine n’est pas prédéterminée par ses instincts. Ce qui induit l’idée que l’homme est libre et peut s’orienter dans plusieurs voies. Cette liberté faisait dire à Chesterton que « l’homme demeure indompté ».

L’auteur en tire deux conséquences qui orientent la suite son livre. L’homme est en effet face à un choix, clairement exposé par le christianisme. D’une part il est pour lui-même une énigme, un abîme, ce qui rejoint la thèse chrétienne qu’il est à l’image de Dieu. D’autre part, en chemin entre Adam et le Christ, il peut soit 2 s’élever et grandir en humanité, soit s’abaisser. L’état ordinaire de l’homme est donc inconfortable, car situé entre son modèle, le Christ, et sa faiblesse congénitale. Il se trouve toujours en chemin, homo viator, suivant l’expression bien connue reprise par Brague.

On perçoit ainsi aisément comment l’homme peut tomber dans le piège idolâtrique, et dégrader son humanité vers le bestial. C’est l’utopie du transhumanisme, mais aussi celle des idéologies comme « l’humanitarisme » qui veut créer un monde meilleur mais génère de nouvelles formes de mal. Dès que l’on veut façonner une nouvelle société pour un nouvel homme idéalisé, le sort des déviants devient problématique. Que faire de ceux qui, considérés comme des sous-hommes, ne sont pas conformes au modèle ? Ils sont aisément condamnés à être éliminés. L’humanitarisme est par nature athée, il se suffit à lui-même, et sombre incontinent dans la violence. Ce mal ronge la démocratie, en donnant aux plus forts le droit d’éliminer les plus faibles.

L’auteur peut à ce stade donner les grandes lignes d’une anthropologie chrétienne pensée dans l’horizon de la christologie. Il n’y a pas de vision chrétienne de l’univers, mais plutôt une réinterprétation chrétienne de la situation humaine dans le monde. L’homme vient au monde, il construit autour de lui son monde à sa mesure, et sait donc qu’il devra le quitter. Que faire entre ces deux événements que sont la naissance et la mort, qui déterminent la vie terrestre ? La conscience des limites de l’existence humaine, voire l’angoisse de la mort, déterminent le choix qui sera le nôtre. La recherche spirituelle qui mène à la conversion, ou l’avilissement ? La sainteté, ou la déchéance ? Cette anthropologie dans laquelle l’homme est tourné vers son avenir génère une éthique où chacun doit orienter sa vie, où l’intention devient décisive.

La question du Mal prend une importance considérable, propre au christianisme (et au judaïsme), alors qu’elle est évacuée dans les autres religions. Comme le notait Chesterton, nous pouvons observer empiriquement notre état déchu. Et le sentiment de notre déchéance fait signe vers l’espérance chrétienne. Le christianisme est bien ainsi une religion universelle, qui concerne l’humanité entière. La laideur du Christ en croix se trouve transfigurée par sa Résurrection. Le corps n’est pas un simple instrument, ni une prison, mais le temple de l’Esprit. La charité chrétienne à l’égard des plus faibles en découle : nul ne saurait être retranché de l’humanité. Ce qui amène Brague dans les dernières pages à mener une vive critique de la banalisation de l’avortement, l’élimination de ceux qui ne peuvent se défendre, et paraissent surnuméraires. Le rejet chrétien de l’avortement s’accorde avec une reconnaissance sans réserve de la connaissance scientifique. Si bien que banaliser l’avortement, c’est aussi dégrader l’humanité de la nature humaine.

Développant avec vigueur la vision chrétienne de l’homme face aux attaques qu’elle subit de la part du matérialisme écologiste et de « l’humanitarisme », Rémi Brague met à l’honneur la tradition de l’Église. Notre érudit utilise de nombreuses références savantes qui accompagnent le livre, souvent peu connues en France. Seul bémol, certaines indiquent en note de bas de page des éditions en russe ou en allemand alors qu’il existe des traductions en français, ce qui peut être parfois frustrant. Inversement, les références récurrentes aux Pères de l’Eglise et aux grands auteurs anglais catholiques comme C.S. Lewis ou Chesterton confortent également sa démarche. On trouve également à plusieurs reprises des excursus sur l’islam, dont les limites apparaissent très clairement. L’auteur complète ainsi le dialogue initié avec le philosophe musulman Souleymane Bachir Diagne, La controverse (Stock, 2019), sur la confrontation entre islam et christianisme.

Enfin Rémi Brague a privilégié une approche herméneutique, alliant la recherche historique et la critique philosophique, ce qui donne à son entreprise une force de persuasion indéniable. Car, on l’oublie trop souvent, le choix du christianisme est cohérent avec une démarche rationnelle rigoureuse.

Vincent Aucante

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