Akira Mizubayashi et l’universalité de la musique et de la littérature

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 31 août 2022, n° 27 à propos d’Akira Mizubayashi et l’universalité de la musique et de la littérature

Akira Mizubayashi et l’universalité de la musique et de la littérature

La santé (si l’on peut dire) d’une langue pourrait se mesurer à l’audience des écrivains qui, l’ayant apprise assez tard, ne s’y conforment pas simplement, mais en tirent un parti original qui enrichit les manières de sentir, penser et agir – autrement dit la culture – qu’anime cette langue. L’anglais, aujourd’hui lingua franca mondiale, a ainsi eu (entre autres) : Joseph Conrad (1857-1924), né polonais ; Roald Dahl (1916-1990), né norvégien ; Salman Rushdie (né en 1947), musulman d’Inde ; et trois Prix Nobel de littérature : en 1986 le Nigérien Wole Soyinka (né en 1934) ; en 2001 l’Indien des Caraïbes V.S. Naipaul (1932-2018) ; et en 2017 Kazuo Ishiguro (né japonais en 1954).

Le français n’est pas en reste. En dehors des auteurs qui, pour une raison ou une autre (dont souvent la colonisation), l’ont assimilé très jeunes, trois écrivains immigrés et naturalisés ont été élus à l’Académie française : le Chinois François Cheng (né en 1929), l’Argentin Hector Bianciotti (1930-2012) et le Russe Andreï Makine (né en 1957). Un autre académicien, bilingue et de double nationalité, Sir Michael Edwards (né en 1938) est un cas particulier, de même que Julien Green (1900-1998), resté américain. Mais il faut encore mentionner Milan Kundera (né en 1929 en Moravie alors tchécoslovaque), Julia Kristeva (née bulgare en 1941), la Japonaise Aki Shimazaki (née en 1954, à présent québécoise), la Slovène Brina Svit (née en 1954), la Coréenne Eun-Ja Kang (née en 1966), l’Estonienne Katrina Kalda (née en 1980).

Au sein de cette constellation d’auteurs très divers du fait de leurs origines, de leurs modes d’appropriation toujours un peu distanciée de la culture française, de l’image qu’ils en renvoient et de ce qu’ils lui apportent, Akira Mizubayashi, né en 1951 au Japon et qui y vit toujours, occupe une place à part. Venu étudier à Montpellier puis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, ensuite professeur de littérature française à Tokyo, il n’a appris la langue qu’à l’âge de 19 ans et n’a osé s’en servir pour écrire et publier qu’à l’approche de la soixantaine.

Après plusieurs essais : Une langue venue d’ailleurs (2011 – il s’agit du français, qu’il dit « habiter » même s’il ne réside pas en France), Mélodie, chronique d’une passion (2013, hommage à sa chienne fidèle), Petit Éloge de l’errance (2014, sur le refus de s’enfermer dans une identité nationale), il se lance dans le roman : Un Amour de Mille-Ans rencontre un succès d’estime en 2017. Mille-Ans est la traduction littérale du nom du héros, Sen-nen, un Japonais dont l’itinéraire ressemble à celui de l’auteur, mais qui s’est marié à une Française. Quand celle-ci est atteinte d’une grave maladie qui lui sera fatale, il la soigne avec dévouement et elle lui permet volontiers de retrouver celle qui l’a séduit dans jeunesse : une cantatrice qui tenait le rôle de Suzanne dans Les Noces de Figaro de Mozart. Il n’y a rien que de platonique dans cet amour, qui est la communion de deux âmes, unies par la musique, spécialement l’opéra et le chant (c’est d’ailleurs dans une chorale que Sen-nen a rencontré son épouse).

Akira Mizubayashi publie ensuite un essai sur le bain japonais (Dans les eaux profondes, 2018, chez Arléa, alors que tous ses autres livres sont édités par Gallimard), et revient au roman en 2019 avec Âme brisée, bientôt rendu populaire par le bouche-à-oreille. L’âme en question est celle non pas d’un être humain, mais d’un violon. Il s’agit d’un bâtonnet en bois, placé verticalement dans la caisse de résonance de l’instrument, entre le fond et la « table » du dessus, sous le chevalet qui sous-tend les cordes. Il transmet leurs vibrations tout en aidant à soutenir leur pression.

En l’occurrence, cette âme a été brisée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, sous la botte d’un militaire faisant irruption pendant qu’un quatuor amateur, où le père déjà veuf du héros dirigeait trois Chinois dont une jeune femme, répétait un quatuor de Schubert. Au Japon impérialiste, la musique occidentale en compagnie de trois étrangers méprisés était plus que suspecte. L’officier plus civilisé et même mélomane qui survient ne peut empêcher la soldatesque d’embarquer les musiciens, mais remet sans un mot le violon fracassé à l’enfant qu’il trouve caché dans une armoire sur ordre de son père – qu’il ne reverra plus. Le gamin abandonné, d’abord secouru par un chien, est recueilli puis adopté par un ami français de son père, qui le ramène avec lui. Il devient luthier et épouse une archetière française, tout en s’acharnant à restaurer le violon de son père. Bien plus tard, il peut offrir ce violon à une jeune virtuose japonaise déjà célèbre, qui se révèle être la petite-fille du lieutenant qui lui a autrefois confié l’instrument démoli. Il retrouve même la trace de la Chinoise du quatuor de son père.

Tout cela pourrait sombrer dans le « mélo » trop touchant pour être vrai. Mais le style narratif dépouillé, précis, réaliste, sans fioritures rend crédibles et prenantes toutes les péripéties. L’histoire est surtout un hymne à la mémoire et à la musique qui rendent sensibles à la beauté comme au tragique du monde, mais aussi à ce que la civilisation occidentale a d’universel dans l’esthétique et le respect de la personne, par-delà les cruautés dont elle n’a pas l’exclusivité. Akira Mizubayashi excelle dans la traduction écrite des sentiments qu’inspire tel concerto ou opéra.

La même conviction imprègne son nouveau roman, paru en mars 2022 : Reine de cœur. Le leitmotiv est fourni par Chostakovitch, après Mozart et Schubert. L’héroïne, altiste franco-japonaise, découvre intuitivement à travers un roman l’histoire de ses grands-parents disparus, lui japonais, elle française, séparés par la guerre avant d’avoir pu se marier. Le titre de ce roman fictif – L’Oreille voit, l’œil écoute – reprend dans sa deuxième moitié celui d’une collection de réflexions de Paul Claudel sur la peinture. C’est dire qu’ici les arts plastiques et la littérature accompagnent la musique pour élever l’homme au-dessus de la brute. C’est une illustration de ce que la (grande) littérature libère en stimulant une lucidité sans idéologie, comme le soutenait déjà en 2000 dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise Daï Sijie (né en 1954, lui aussi auteur chez Gallimard et surtout cinéaste). Dans son dernier roman, L’Évangile selon Yong Shen (2019), cet autre Asiatique écrivant en français retrace le parcours proprement martyriel de son grand-père, chrétien évangélique, victime avant lui et plus encore que lui du maoïsme. Akira Mizubayashi est au contraire « sans religion » : « Le Japon est sans doute un des rares pays où les grandes religions monothéistes n’ont aucune prise réelle sur les âmes », dit Sen[1]nen à sa fiancée. Mais il n’est pas douteux que les héros d’Akira Mizubayashi savent avoir une âme.

Jean Duchesne

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