Être à sa place de Claire Marin (Editions de l’Observatoire, 2022)

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 14 décembre 2022, n° 40 à propos de Être à sa place de Claire Marin (Editions de l’Observatoire, 2022)

Sans remettre en cause la supériorité du temps sur l’espace… je dois cependant nuancer cette affirmation dont on connaît l’auteur. Assurément, l’espace peut être une occasion de déployer des stratégies de pouvoir, lorsqu’il s’agit d’y exercer une emprise, jusqu’à entrer dans des conquêtes territoriales dont l’invasion de l’Ukraine souligne que ceci n’appartient pas au passé. Cependant, l’espace, le lieu sont des réalités déterminantes à toute existence, tant personnelle que collective. La philosophe Claire Marin, dont les précédents livres l’ont fait remarquer comme une penseuse de premier rang, vient, avec ce récent ouvrage, semer des indices permettant de se repérer dans les lieux et les espaces, soulignant combien ils comptent dans la compréhension de soi.

Construit en de cours chapitres, Etre à sa place, maniant les harmoniques des mots et de leurs sens, place chacun devant les lieux qui sont sa vie, aidant à des prises de conscience et des interrogations existentielles salutaires. Claire Marin, grande lectrice, appuie nombre de ses propos sur des œuvres littéraires récentes. Elle joue ainsi ce rôle de conduire son lecteur à découvrir tel auteur, tel livre qu’il ne connaissait pas encore. Combien d’entre nous, en effet, n’avons-nous pas acheté un livre grâce à des citations lues ailleurs.

– Bienheureux déplacements

Pour mesurer l’importance des choses, il faut souvent que nous en soyons privés. Les réalités qui marquent notre vie, qui la déterminent en profondeur ont parfois le caractère d’une telle évidence que nous pouvons ne pas mesurer les enjeux qui y sont liés, ainsi le temps, ainsi l’espace. « Pourquoi ce livre ? Parce qu’il arrive qu’on soit brusquement délogé d’une place qu’on croyait occuper par choix, avec bonheur. Cette place nous semblait acquise, justifiée, méritée, non sans aveuglement quant à la part de hasard qui nous avait jeté là. Lorsqu’un événement ou une catastrophe me déplace et me fait perdre ma place, il arrive que je découvre à quel point j’y étais limité, emprisonné » Etre à sa place, p. 10.

La place « occupée » par chacune, chacun, est autant une aide à vivre qu’une limite imposée à qui il est. De plus, le monde de mobilité qui a marqué l’époque contemporaine, et qui occupe encore une part de notre imaginaire, enjoint à trouver sa place, mais aussi à en changer, jusqu’à conduire à penser que la place serait de se vivre toujours en transition, transgenre, transidentité, transclasse, etc. La vie semble trop courte pour n’y occuper qu’une place unique. « ‘’Chacun sa place’’ ne laisse aucune place, comme le dit Pérec, ni au hasard, ni à la différence. Pas de place pour la surprise ou l’imprévu dans le grand épinglage. Contrôle des espaces, contrôle des activités qui s’y déroulent, contrôle des gestes qui participent à ces activités, les désirs d’utopie sont l’expression latente d’un besoin d’ordre. On classifie pour maîtriser ou croire que l’on maîtrise ce qui, en réalité, nous échappe » p. 32.

« Nous ne vivons pas dans des espaces neutres et vides, grandes pages vierges sur lesquelles nous pourrions tout écrire. Nous sommes cadrés, encadrés par l’espace, influencés par son ambiance, sa coloration, son ordre ou son désordre. Perturbés ou stimulés, placés ou déplacés à mesure qu’il bouge, se transforme et nous bouscule » p. 21.

– Douloureuse recherche de la juste place

A défaut d’occuper « sa place », on en vient à vivre dans une perpétuelle insatisfaction. Pourtant, chaque être humain a besoin de trouver sa place, celle-ci étant tout autant physique, matérielle, intérieure aussi. « Etre à sa place est bien une expérience physique. Je suis à ma place quand ma voix est posée, quand elle est la mienne, et non pas une voix étouffée par la censure ou les voix dominantes, ni une voix empruntée à d’autres, ni étouffée par l’angoisse ou saccadée sous la contrainte. Etre à sa place commence peut-être par cette libération d’une voix propre, une voix enfouie dont on découvre ainsi la tessiture. Une voix qui traduise aussi une subjectivité, s’ajoute à la ‘’conversation humaine’’ en faisant entendre d’autres expériences de vie, d’autres perspectives sur le réel, une voix qui fasse émerger de nouvelles problématiques jusqu’alors rendues silencieuses » p. 80.

« Le corps est d’abord un ‘’ici’’, un lieu contingent, accidentel dans lequel je suis coincé. Comme le disait Foucault, impossible d’en sortir, mon corps est le ‘’lieu absolu’’ sans ailleurs possible. Il est la condition de cet ailleurs puisque ‘’je ne peux me déplace sans lui’’, mais reste le premier lieu, celui que je ne peux quitter » p. 141.

« Peut-être n’est-on jamais vraiment à sa place. Parce qu’on n’est ni un arbre ni une montagne, qu’on n’a ni racines ni pesanteur massive, parce qu’on flotte aussi dans l’existence autant qu’on peut se laisser ancrer parfois par l’affection ou la peur. Mais parce qu’on est fatigué aussi de courir après l’horizon, on s’installe dans un lieu accueillant ou on fait étape dans celui qui nous dépayse et nous offre ce sentiment illusoire d’être devenu quelqu’un d’autre. Et s’il n’y avait que des places éphémères où l’on se pose le temps d’une mission, d’un mariage ou d’une œuvre ? Nous ne serions que dans le mouvement d’une place à l’autre » p. 195.

– Lorsque quelqu’un n’a aucune place

Celui qui a trouvé sa place, ou bien qui a reçu une place, doit saisir que des situations humaines, sociales, privent de tout espace. Claire Marin mentionne plus particulièrement les femmes, et aussi les migrants. « Comment trouver ‘’ses vraies dimensions’’ quand on est au contraire sans cesse rappelé à un devoir de ‘’discrétion’’ ? L’injonction à rétrécir s’est longtemps imposée aux femmes et continue à l’être, dans de nombreux pays, dans de nombreuses situations. Elles sont parfois sommées de disparaître, on les dissimule, on les recouvre de tissus ou de peinture, on arrache ou on badigeonne leurs images. Ne pas prendre trop de place, se faire oublier, savoir être invisibles ou se contenter d’une place au second rang, trop étroite » p. 71. « Ce qui est ‘’naturel’’, ‘’évident’’ pour le natif, l’étranger doit sans cesse le ‘’débrouiller’’, ‘’l’investiguer’’ pour qu’il cesse d’être ‘’problématique’’. Le simple quotidien est une aventure épuisante, un supplice de Dédale. Parce que l’étranger n’a pas d’accès immédiat au sens, le réel devient un labyrinthe dans lequel il a perdu tout sens de l’orientation. Il faut beaucoup d’efforts pour s’acclimater à un nouveau schéma culturel, pour trouver ses repères dans un monde que personne n’éclaire pour nous » p. 184. « Le migrant n’a plus de chez-soi. Il est dépossédé de tout repère, de tout ancrage. Il est hors sol, hors langue, hors temps. Il semble avoir perdu toute inscription dans le réel, tout ancrage dans la durée. L’’’avenir’’ est ‘’derrière lui’’, le monde s’est absenté » p. 189.

– Se vivre dans la pluralité des espaces

L’insatisfaction de toujours rechercher « sa place », sans jamais l’atteindre, trouve une de ses sources dans la difficulté à se vivre soi-même comme pluriel. Ainsi, la place doit aussi se conjuguer au pluriel. La diversité que j’éprouve en moi, avec ce que ceci engendre de divisions, de combats, ne peut être fuie, elle est plutôt ce qui met en capacité de se vivre un, en chemin d’unité, tout en mesurant sa propre richesse et complexité, car les deux se conjoignent. « Parfois, nous avons besoin de croire que les vies doubles nous permettent d’échapper à la fatalité d’une seule vie, nous démultiplions les strates d’une existence devenue millefeuille, nous nous accordons une autre histoire que celle qui se déroule à la surface. Ces vies clandestines nous sont précieuses autant par leur secret que par leur réalité. Elles dédoublent le monde, le jouent sur des lignes mélodiques différentes » p. 123.

« S’inscrire dans deux généalogies, c’est déjà disposer de deux manières d’imaginer son histoire mais, surtout, comprendre qu’il y a différentes façons de la raconter, de la vivre […]. Notre histoire n’est pas le bloc monolithique d’une seule vérité, le sillon d’une seule voie » p. 149.

– La place intérieure

Sa place à soi est à l’intérieur, non comme une vie à d’intérieur mais une vie intérieure. « Il s’agit moins d’avoir un lieu à soi que d’avoir un lieu à part, qui est aussi un lieu en soi. Un lieu qui se prête à un certain type d’activité, qui me déleste de tout ce qui m’oblige, qui me permette un exercice libre de création et de réflexion » p. 199. « Aussi faut-il balayer le rêve d’une place à soi, conçue comme une possession, un espace exclusif, d’une place fixe. Le danger est bien d’enclore son terrain […]. Notre espace est au-dedans. Nous le transportons intérieurement. Mon espace vivant et plastique, il risque de se rétrécir s’il ne se nourrit pas du rêve d’autres lieux. On n’a peut-être besoin que d’une zone neutre, d’un terrain vague ou d’un espace vierge pour créer cette place en nous » p. 203.

+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers

ca peut aussi vous intéresser

« Qu’est-ce que l’homme ? » Éléments d’anthropologie catholique

« Voici l’homme » (Jn 19, 5) « Qu’est-ce que l’homme ? » (Ps 8, 5) offre à tout catholique et à toute personne désireuse de découvrir l’essentiel des fondements de l’anthropologie catholique un bref recueil sous-tendu par l’émerveillement du psalmiste face à l’action[...]