Giuliano Da Empoli, Le mage du Kremlin

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 15 mars 2023 à propos de l’ouvrage : « Le mage du Kremlin » de Giuliano Da Empoli.

Le Mage du Kremlin : retour sur un succès Par Isabelle Richebé 

Le mage du KremlinAvec un tirage à 300 000 exemplaires et une trentaine d’éditions à travers le monde Giuliano  da Empoli faisait, en 2022, une entrée fracassante dans la littérature avec son premier roman Le  Mage du Kremlin.

Sa parution suivant de près l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes contribua, sans  doute, à lancer l’ouvrage mais cette coïncidence fortuite ne suffit pas à expliquer les raisons de  la rencontre d’une œuvre avec un si large public ni en quoi ce roman peut être qualifié  d’important. Quelques traits de la biographie de Giuliano da Empoli sont sans doute utiles à  connaître pour comprendre d’où il vient et comment lui est venue l’idée d’une fiction pour  rendre compte du pouvoir d’un conseiller en communication de Vladimir Poutine. La  dimension russe de ce roman sera aussi à examiner pour en comprendre les raisons du succès.

Organiser le chaos 

Surdoué publiant à l’âge de 22 ans un premier essai consacré aux difficultés de sa génération  dans l’Italie des années 90, Giuliano da Empoli a par la suite multiplié les axes d’analyses de  la vie civile et politique au moment de la montée du populisme dans son pays. En 2017, il publie  La rage et l’algorithme dans lequel il scrute les raisons du succès du mouvement « 5 étoiles »  et élargit ensuite son spectre aux mouvements populistes à travers le monde avec, en 2019 Les  ingénieurs du chaos. L’essai, remarqué, sera traduit en une douzaine de langues et démontre  comment ces nouveaux savants, experts en stratégie de marketing politique, sont passés maîtres  dans l’art de manipuler situations et sentiments grâce aux réseaux sociaux. Ces fameux spin  doctors qui transforment la rage en or au profit des leaders populistes sont les artisans de leurs  victoires.

« Derrière les apparences débridées du Carnaval populiste, se cache le travail acharné de  dizaine de spin doctors, d’idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts  en Big Data, sans lesquels les leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir. »  insiste l’essayiste.

Leur méthode? Contrairement aux idées reçues, ils ne cherchent pas à unir les foules autour  d’un projet commun mais s’emploient à fabriquer de toute pièce ou bien à attiser des  phénomènes d’indignations, de colères de tous bords et simultanément de mettre en  concurrence ces passions contradictoires de manière à créer la sensation du chaos favorisant  l’émergence du leader populiste. Le comble de cette méthodologie du chaos nous dit da Empoli,  étant que « la révélation de la manipulation fait partie de la manipulation ».  

Par quel sortilège? En produisant un sentiment de fatalisme, un « à quoi bon » producteur  d’apathie qui servira de précieux auxiliaire au régime.

Le passage à la fiction  

C’est donc fort de sa plongée dans les entrailles du royaume des faux-semblants que notre  essayiste a conçu ce premier roman dont le héros Vadim Baranov est largement inspiré de  Vladislav Sourkov, éminence grise de Vladimir Poutine durant près de vingt ans.  La page de garde prévient « Ce roman est inspiré de faits et de personnages réels, à qui l’auteur  a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s’agit néanmoins d’une véritable histoire  russe » et, en effet, nous allons suivre la mise sur orbite de Vladimir Poutine, son accession au  pouvoir, ses soutiens passés ou actuels, ses opposants à travers une riche galerie de portraits.  Ils sont tous là, les Bérézovski, Khodorkovski, Kasparov, Setchine, jusqu’au sinistre Prigojine,  tous à l’exception de Sourkov qui n’apparaît pas sous son nom réel.

Car notre apprenti romancier est aussi un habile marionnettiste qui s’emploie à brouiller les  pistes entre le vrai façonneur d’image et son double fictif. Ils auront en commun une formation  au Théâtre d’art de Moscou dont ils se serviront en politique en important les méthodes du  théâtre d’avant-garde au moyen de réalités fictives et mouvantes, tous deux sont cultivés et  détonnent en occupant une place à part au sein de la Cour, leur cynisme ne les empêchent pas  de servir fidèlement le Tsar, de créer de faux partis d’opposition et d’être les grands  scénographes du Donbass en imaginant et distribuant les rôles.

A quelle nécessité répond alors la création du Mage? Et d’ailleurs choisir de traiter la question  des manipulations politiques sous forme romanesque ne débouche-t-elle pas « sur un plaidoyer  en faveur de Poutine » (Cécile Vassié, Desk Russie, décembre 2022) A l’inverse, Thibault  Laffont de la Fondation Tocqueville, loue la justesse de la figure du mage « qui pratique les  sciences occultes et possède le pouvoir de modifier la matière, ou sa représentation chez les  autres » en soulignant le caractère ambivalent d’un personnage doté de pouvoirs maléfiques  mais aussi enchanteurs.

Giuliano da Empoli explique son envie de passer d’une approche analytique des phénomènes à  l’approche romanesque pour en découvrir des réalités non dévoilées et que seule la littérature  met au jour. Il lui fallait plonger dans la psychologie d’un conseiller politique de Poutine pour  y chercher une porte d’entrée différente car « paradoxalement, la fiction est l’unique vecteur  qui permet de toucher à une forme de vérité. »

Le succès rencontré par son roman lui donne raison, tant il est vrai que l’incarnation de ce  conseiller occulte nous a permis de comprendre le business de la désinformation à grande  échelle et nous aide à mieux distinguer le réel du virtuel.

Un roman russe ?  

Le décor y est, les références culturelles abondent, les grands noms de la culture russe parsèment  le récit et la figure tutélaire d’Evguéni Ivanovitch Zamiatine se présente comme une clé ouvrant  de nombreuses portes: celle d’entrée en matière entre le narrateur et le Mage, celle d’un écrivain  qui avait tôt compris la dérive totalitaire du régime bolchevique en publiant dès 1922 sa  dystopie glaçante Nous autres , enfin la porte de notre époque avec une réflexion désabusée sur  le monde lisse des algorithmes et leurs plateformes numériques de moins en moins contrôlables.

Celui des habits neufs des Grands Inquisiteurs qui se présentent en maîtres inoffensifs dans la  lumière bleutée des écrans pour surveiller, orienter et punir la foule immense d’utilisateurs  tombés, malgré eux, dans la servitude volontaire.

Un bémol toutefois à cette appellation de roman russe puisqu’il lui manque une dimension de  compassion, si caractéristique cette littérature et antidote à l’idéologie de la force. Un second  roman en puissance ?

Tout pour le pouvoir Par Pascal Wintzer 

Couronné par le grand prix du roman de l’Académie française, certainement que Le mage du  Kremlin est un sinon le meilleur roman français de 2022. Ce prix a servi de prétexte pour ne  pas lui attribuer le Prix Goncourt… au risque de couronner, en 2022, un roman assez faible.  Excellent livre, Le mage du Kremlin l’est pas sa langue avant tout, mais aussi par l’actualité de  son sujet, au moment de la guerre d’agression que mène la Russie contre l’Ukraine. Il y sera  question des luttes d’influence au plus haut sommet du pouvoir politique russe après la chute  du régime soviétique. Un régime est tombé, mais les pratiques demeurent, aussi cet humour par  lequel le peuple russe gardait une forme de liberté au regard des régimes totalitaires. « Sais-tu  ce qu’est un duo soviétique ? Un quatuor qui est allé en tournée à l’étranger. » p. 39.

Le roman développe de belles interrogations sur l’exercice du pouvoir. « La plupart des  hommes de pouvoir tirent leur aura de la position qu’ils occupent. A partir du moment où ils la  perdent, c’est comme si la prise avait été arrachée. Ils se dégonflent comme ces poupées qui se  trouvent à l’entrée des parcs d’attraction. On les croise dans la rue et on ne réussit pas à  comprendre comment un type de ce genre a pu susciter autant de passions » p. 13. « La première  règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans  le mur de l’autorité » p. 225.

« Ce n’est qu’en début d’après-midi que le cortège présidentiel se met en route pour le Kremlin.  Les rues ont été fermées à la circulation une demi-heure plus tôt. A chaque croisement, une  voiture de la milice assure que la solitude du Tsar soit préservée » p. 262.

A Moscou au début des années 2000, je me souviens, alors que la nuit était avancée et les rues  désertes, qu’une limousine, entourée de motos de sécurité, passait sous nos yeux. Une russe  précisa que c’était Poutine qui regagnait sa résidence personnelle.

« Le labrador est le seul conseiller en lequel Poutine a entièrement confiance. Il le fait courir  dans le parc, il va avec lui au bureau. Pour le reste, le Tsar est complètement seul […]. Le Tsar  vit dans un monde où même les meilleurs amis se transforment en courtisans ou en ennemis  implacables, et la plupart du temps les deux à la fois » p. 266.

L’ère Poutine, la popularité dont il jouit dans son pays s’explique en particulier par  l’humiliation vécue sous l’ère Eltsine. « Moscou n’était plus la capitale de l’empire. Elle était  devenue la métropole des portables qui sonnaient pendant les représentations du Bolchoï et des  fusils automatiques qui servaient à régler les comptes entre mafieux qui imposaient la loi de la  jungle. Ce n’était plus le Kremlin qui donnait le la, mais l’argent » p. 105.

Or, la Russie se sait différente des mœurs américaines. Elle est habitée d’un idéal puissant qui  fut mis à mal, aussi dans l’image qu’Eltsine donnait de lui-même. Le livre rappelle cette scène  humiliante où Bill Clinton fut pris de fou-rire face au Président russe.

« Les Russes ne sont pas et ne seront jamais comme les Américains. Cela ne leur suffit pas de  mettre de l’argent de côté pour s’acheter un lave-vaisselle. Ils veulent faire partie de quelque  chose d’unique. Ils sont prêts à se sacrifier pour ça. Nous avons le devoir de leur restituer une  perspective qui aille au-delà du prochain versement mensuel pour la voiture. Ce qu’il faut, c’est  l’unité. Un mouvement qui redonne de la dignité aux gens » p. 86.

« Mes-toi une chose en tête, Vadia, les marchands n’ont jamais dirigé la Russie. Et tu sais  pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas capables d’assurer les deux choses que les Russes  demandent à l’Etat : l’ordre à l’intérieur et la puissance à l’extérieur. Seulement deux fois, pour  deux brèves périodes, les marchands ont gouverné notre pays : quelques mois après la  révolution de 1917, avant l’avènement des bolchéviques, et quelques années après la chute du  Mur, pendant la période d’Eltsine. Et quel a été le résultat ? Le chaos » p. 162-163.

« La force a toujours été le cœur de l’Etat russe, sa raison d’être. Notre devoir n’est pas  uniquement de restaurer la verticale du pouvoir. Nous devons créer une nouvelle élite de  patriotes, prêts à tout pour défendre l’indépendance de la Russie » p. 164.

A travers la figure d’un conseiller de l’ombre, on suit cette évolution du pouvoir russe, avec, au  centre, « le Tsar », Vladimir Poutine.

« Nous ne sommes plus une république, nous sommes de nouveau un empire : nous conquérons  de nouvelles terres, nous avons déjà un tsar à notre tête : Sa Majesté impériale Vladimir  Poutine ! » p. 245.

En lui, se reconnaissent les Russes désireux de respect, de sérieux. « Le Tsar est comme vous.  Il appartient à la race des conquérants. Il est fait pour être votre chef, le chef de tous les vrais  patriotes de ce pays. N’est-ce pas lui qui a remis debout la Russie ? Pourquoi crois-tu que les  Américains veulent se libérer de lui ? Parce qu’ils ne supportent qu’une Russie à genoux, ils  n’acceptant pas que quelqu’un puisse s’opposer à leur hégémonie » p. 185.

De bien des manières Poutine se distingue de Staline, ce qui les rapproche c’est la puissance, la  totale puissance exercée sur les autres

Da Empoli rappelle comment l’opéra de Chostakovitch, Lady Macbeth de Mtsensk, suscita la  réprobation de Staline et conclut : « dans l’œuvre stalinienne, il n’y a de place que pour les  instincts bestiaux que d’un seul. On applique à la lettre l’injonction de Lénine : ‘’il est  nécessaire de rêver’’, mais le seul rêve permis est celui de Staline ; tous les autres doivent être  supprimés » p. 32.

Chez Poutine, pas d’instincts bestiaux – « Je notai pour la première fois la complète indifférence  de Poutine à la nourriture, comme il m’arrivait plus tard de constater la parfaite insensibilité du  Tsar aux autres plaisirs qui adoucissent la vie. Comme dit Faust, ‘’qui commande doit trouver  son bonheur dans le commandement’’ » p. 99 – mais le pouvoir, le pouvoir pour lui-même,  comme seul but et pour lequel tout doit céder. « Chez vous, l’argent est essentiel, c’est la base  de tout. Ici, je vous assure, ce n’est pas comme ça. Seul le privilège compte en Russie, la  proximité du pouvoir » p. 49.

Poutine vient du FSB, c’est là que des conseillers d’Eltsine allèrent le chercher, dans son petit  bureau sans charme, portant un costume gris et arborant un visage sans expression. Comme ils  faisaient la pluie et le beau temps, il n’y avait pas de raison que cela change…  « Ce n’est pas un espion. Ton chef travaillait pour le contre-espionnage. Ce n’est pas la même  chose du tout ! Tu sais quelle est la différence ? Que les espions cherchent des informations  exactes, c’est leur métier. Le métier des gens du contre-espionnage en revanche est d’être  paranoïaques. Voir des complots partout, des traites, les inventer quand on en a besoin : ils ont  été formés comme ça, la paranoïa fait partie de leurs obligations professionnelles » p. 169.  Le peuple russe est-il entré dans cette paranoïa ? En tout cas la propagande et les médias d’Etat  qui, peu à peu deviennent les seules autorités, la nourrissent et travaillent ainsi à rendre légitime l’élimination des « ennemis » de la Russie unie.

« Quand il a vu les foules déchaînées, financées par Georges Soros, par le Congrès américain,  par l’Union européenne, occuper Tbilissi, Kiev, Bichkek et annuler avec violence le résultat  des élections, le Tsar a finalement compris. Le véritable objectif, c’était lui. S’il laissait passer  sans réagir la subversion orange, la contagion s’étendrait à la Russie, renversant son pouvoir  pour ériger à sa place un fantoche de l’Occident » p. 206.

Face à un pourvoir paranoïaque et tyrannique, que pèsent la raison et la diplomatie ?

+ Pascal Wintzer

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