David Le Breton, le sourire

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 8 juin 2022 à propos du livre « Sourire » de David Le Breton.

David Le Breton poursuit sa recherche sur une anthropologie du corps. Il développe avec finesse une  multitude d’harmoniques autour du sourire et de ses différentes formes dans les sociétés humaines, et  particulièrement au sein de nos sociétés contemporaines.

À plusieurs reprises, l’auteur fait une distinction entre le sourire et le rire. Le sourire n’est pas un sous-rire, il  possède sa signification propre. À la différence du rire qui éclate et s’impose parfois bruyamment, le sourire  apparaît plus élevé, plus élégant, silencieux. On parle d’« éclats » de rire, jamais d’« éclats » de sourire. En  revanche, dans le regard des autres, le sourire a un éclat. Alors que le rire est souvent associé à des  métaphores qui impliquent le corps dans sa grossièreté (on pisse de rire, on se fend la gueule, on rit à gorge  déployée), le sourire est qualifié d’angélique, d’ensorceleur, de lumineux. Comme le rire cependant, le  sourire est équivoque, polysémique, il s’inscrit toujours dans un contexte relationnel spécifique. S’il exprime  un état intérieur de l’individu, sa signification est parfois énigmatique. On parle de sourire épanoui, béat,  ingénu, innocent, angélique, mystérieux, discret, entendu, pincé, désabusé, ironique, narquois, sournois,  dédaigneux, railleur, froid, méchant assassin, carnassier, etc. Dans la conversation courante, il signe l’accord,  la coordination, la compréhension. Il est également une technique de séduction efficace. On ne sourit pas avec les yeux ou les plissements du front mais avec la totalité du visage.

Le sourire accompagne également la surprise, la politesse, la soumission, l’incrédulité, le dédain, le défi. Il est  un comportement de façade pour dissimuler une contrariété. Il est une demi-mesure pour faire bonne figure,  une manière d’avaler une couleuvre pour éviter de faire des vagues. Dans la vie quotidienne, il s’agit le plus  souvent aujourd’hui d’afficher une détermination, une agressivité, un visage farouche ou blasé. Les  footballeurs, qui étaient autrefois tout sourire après avoir marqué un but, doivent désormais afficher un  visage dur, à prétention virile.

Comme le visage ou la voix, le sourire touche au cœur du sentiment d’identité. En témoigne le devoir récent  de sourire devant l’objectif du photographe. Les selfies, lors des réunions familiales ou amicales, incarnent la célébration affichée du quotidien et du lien avec les autres. Il est une signature personnelle. Il procure un  visage apaisé où rayonnent le goût de vivre et le sentiment d’une heureuse alliance avec le monde. Il est une  épiphanie de la personne.

Le sourire prend sa signification à l’intérieur d’une symbolique plus large, mais toujours dans un contexte  précis. Il va de pair avec les autres mimiques, les hochements de tête, les mouvements des mains. Chacun en effet communique avec tout son corps. L’expression sociale des sentiments est toujours une représentation,  une mise en scène, même si elle est sincère. Un vendeur inquiet pour son enfant malade sourit néanmoins  au client car telle est la règle exigée par son patron pour donner toute satisfaction à la clientèle. « Tout  échange s’ouvre, se poursuit et se clôt par une série rituelle de gestes et de paroles qui mettent les acteurs  en position propice pour engager ou conclure un échange. Le sourire en est l’une des figures obligées en ce  qu’il traduit d’emblée l’acquiescement » (p. 42). Borné au sein d’une situation précise, le sourire entre dans  une grammaire des usages du corps et du visage, il s’élabore comme une stratégie de communication. Celui  qui en est avare est perçu comme distant, hautain « aimable comme une porte de prison » ou constipé, alors  qu’un « sourire ne coûte rien ».

Dans une seconde partie de sa recherche, David Le Breton étudie l’apparition du sourire chez les enfants  nouveaux nés. « Le sourire de l’enfant est une sorte d’analyseur de la qualité de sa relation affective au  monde. Il traduit sa confiance et un abandon heureux aux soins de son entourage » (p. 111). L’enfant est  immergé dans une réciprocité de paroles, de mimiques, de gestes, d’affects. Le sourire est le signe qu’il  commence à exister dans sa singularité.

David le breton étudie ensuite les cas particuliers des « enfants sauvages », des enfants aveugles de naissance  ou autistes. Lorsque le sourire a disparu des visages, lorsqu’aucune attitude enjouée n’apparaît sous leurs  traits, qu’est-ce que cela signifie ? À la suite de Darwin, un courant de la recherche scientifique a prétendu  donner les clés universelles des mouvements du visage. Un modèle biologique a mis en valeur la seule  dimension mécanique, le sourire et les autres mimiques n’étant que la conséquence mécanique d’une  stimulation physiologique. David Le breton récuse totalement ce modèle. Pour lui « ce n’est pas un organisme  mais un individu qui sourit et qui pense, avec toute son histoire de vie » (p. 150). Les émotions ne sont pas  des sortes de réflexes, mais une réflexibilité. Elles incarnent du sens, elles sont des signes à déchiffrer,  infiniment polysémiques. Ce n’est pas le biologique qui organise le social, mais ce qu’en fait sa création  symbolique. Les manifestations affectives prennent des significations sociales et culturelles dans différents  contextes de la condition humaine.

Les derniers chapitres sont consacrés à la dimension spirituelle du sourire. Au VIe siècle avant Jésus Christ, la  statuaire des civilisations classiques de la Chine, de l’Inde et de la Grèce donne le sourire du Tao, de Bouddha  et d’Apollon. Le judaïsme est une religion du rire et du sourire, avec un humour désarmant. La tradition  hindouiste montre des dieux et des déesses aux visages épanouis. Dans le christianisme, le sourire  correspond à une plénitude et à un abandon à Dieu, ou comme chez François d’Assise à la joie parfaite. Une  rapide analyse de la peinture et de la sculpture, des anges des cathédrales à Rembrandt, en passant par La  Joconde, montre l’ambivalence du sourire.

L’ouvrage de David Le Breton tente une sorte de balade anthropologique dans cet immense continent du sourire.

+ Hubert Herbreteau

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