La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 18 mai 2022 à propos de l’ouvrage :  » La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar Sarr.

Ce roman de Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021, raconte comment un jeune écrivain sénégalais  contemporain, Diégane Latyr Faye, s’est pris de passion pour un livre culte publié en 1938 et désormais quasi  introuvable, Le Labyrinthe de l’inhumain. Diégane part sur les traces de son auteur, T. C. Elimane,  mystérieusement disparu après une violente polémique qui a terni sa réputation à Paris. Qui était cet  Élimane, qualifié en son temps de « Rimbaud nègre » ? Était-il « un écrivain absolu ? un plagiaire honteux ?  Un mystificateur génial ? Un assassin mystique ? Un dévoreur d’âmes, un nomade éternel ? Un libertin  distingué ? Un enfant qui cherchait son père ? Un simple exilé malheureux qui a perdu ses repères et s’est  perdu ? » (p. 326). Cette quête, au départ littéraire, se double très rapidement d’une quête existentielle. En  faisant son enquête, Diégane veut trouver un sens à sa vie. Il est lui-même dans une sorte de livre policier,  plongé dans une recherche littéraire remplie de brumes à propos d’un écrivain disparu sans laisser de traces.

Ce roman est constitué de trois livres, formés de quatre biographèmes (terme employé par Mbougar Sarr) et  huit parties rédigées avec des phrases occupant jusqu’à huit pages (p. 191-199). Il ruisselle de littérature,  sans jamais la présenter comme séparée de la vie, mais à l’intérieur de la vie. Au fil des 458 pages il est  question de livres, d’écrivains, de notre rapport intime à la littérature, de notre façon de lire les textes et de  les recevoir. Le lecteur est emporté par le souffle puissamment romanesque de cet éblouissant roman,  envouté même par une sorte de charme qu’infuse une prose inventive et étincelante, en perpétuel  changement.

Cette narration nous fait pénétrer dans une sorte de labyrinthe et rend parfaitement compte de l’histoire  complexe des liens franco-africains, toujours avec subtilité, sans dualisme mais avec fermeté lorsque est  convoquée par exemple la mémoire des tirailleurs sénégalais. Surtout, le récit dépasse brillamment  l’étouffante question de ce face à face Occident / Afrique pour ne parler que de littérature et de la condition

de l’écrivain, à la fois magnifique et misérable. Diégane, le narrateur principal, revenu à Dakar, s’interroge  pourtant : « Face à ce qui se passait dans le pays depuis quelques jours, quelle valeur, quelle importance  pouvait avoir ma recherche ? Que pesait la question de l’écriture devant celle de la souffrance sociale »  (p. 353).

Le souffle romanesque incroyable du roman fait voyager le lecteur de Dakar à Paris, en passant par Buenos  Aires et Amsterdam. L’auteur multiplie les points de vue, sautant d’un narrateur à l’autre, multipliant les  styles d’écriture, les références littéraires et les temporalités, abordant de nombreux thèmes, allant de la  colonisation au nazisme, traversant un siècle d’histoire, certes en ensorcelant le lecteur grâce à la magie de  ses mots (parfois pittoresques). On a du mal, souvent, pour savoir qui parle, qui s’exprime. C’est un véritable  jeu de piste, invitant à découvrir au plus vite, grâce aux indices donnés dans le texte, le mystère qui entoure  l’auteur de Le Labyrinthe de l’inhumain. Mohamed Mbouga Sarr maîtrisant bien son sujet, réussit plusieurs  fois à entrelacer les époques et les narrateurs. Pour le lecteur, la lecture n’est pas toujours aisée en raison  de sa complexité mais ce roman se révèle finalement captivant. C’est à la fois une fresque historique, un  voyage intellectuel et physique, une histoire d’amour impossible, une réflexion sur la colonisation, sur les  relations entre Noirs et Blancs depuis le début du XXème siècle. Il est question aussi de la Grande Guerre, des  flux migratoires, de la Shoah, du tango argentin de Gardel. C’est enfin une réflexion politique, plongée dans  les croyances sénégalaises, dans la littérature d’ici et d’ailleurs, quête inlassable et vaine.

Diégane, le narrateur principal, commence sa quête avec Siga D., une écrivaine sénégalaise, qui possède Le Labyrinthe de l’inhumain et connaît bien les origines de son auteur. Elle vit à Amsterdam, ses seins fascinent  Diégane qui la nomme L’Araignée-mère. Siga D joue un rôle important pour la quête intérieure de Diégane :  « Nous marchons en silence, cédant, après toute une nuit de paroles, à l’appel de notre citadelle intérieure.  Quelques étoiles s’attardaient au firmament, comme si elles s’étaient égarées sur le chemin du pèlerinage  cosmique » (p. 326). En cours de lecture, on rencontre plusieurs écrivains francophones originaires d’Afrique,  écrivains talentueux qui tentent de faire leur place et souffrent beaucoup d’un racisme qui, s’il ne s’affiche  pas ouvertement, est bien présent. C’est beau, bouleversant et instructif, à la fois comme réflexion poussée  sur la littérature et le métier d’écrivain : « D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un  et l’autre marchent ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route  circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude » (p. 15).

C’est un livre qui se dévore et se lit comme une enquête d’une grande profondeur qui ne laisse de côté  aucune des dimensions de notre humanité. L’auteur parvient à décrire tant les idées et les sentiments que  les choses du corps, se régalant des sensations de ses narrateurs autant que de leurs débats et quêtes  identitaires, en tant qu’hommes et en tant qu’écrivains : « Le temps est assassin ? Oui. Il crève en nous  l’illusion que nos blessures sont uniques. Elles ne le sont pas. Aucune blessure n’est unique. Rien d’humain  n’est unique. Tout devient affreusement commun dans le temps. Voilà l’impasse ; mais c’est dans cette  impasse que la littérature a une chance de naître » (p. 284).

Mohamed Mbougar Sarr signe là un livre qui fait voyager. Traversant les continents, les époques et les genres,  ce livre est à la fois essai, polar, roman d’initiation, journal intime. On est happé dès les premières pages par  le rythme du texte. C’est un fabuleux voyage en prose dans le monde et dans le temps, et surtout dans  l’insaisissable opacité de la condition humaine.

+ Hubert Herbreteau

L'Observatoire Foi et culture