Sophie Galabru, le visage de nos colères

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 27 avril 2022 à propos de l’ouvrage :  » Le Visage de nos colères » de Sophie Galabru.

Que faire de nos colères ? Systématiquement discréditées, elles ne cessent pourtant de gronder. Sophie  Galabru, agrégée et docteure en philosophie, aborde un sujet qui fait partie de notre quotidien mais qui est  malheureusement trop peu étudié. Elle nous propose un essai philosophique sur la colère et ses expressions.  Elle aborde donc les colères à travers des exemples à la fois sociologiques et historiques, des observations  psychologiques et sociétales, et des réflexions d’autres philosophes qu’elle cite.

Le livre se décompose en 3 parties (Histoire d’un empêchement ; Philosophie d’une émotion défendue ;  Politique de la colère).

Faire tout d’abord une histoire de cette émotion est enrichissant. La colère a souvent été perçue comme un  dérèglement, comme une attitude irraisonnée. Il fallait donc la rejeter la maîtriser. Les colères sont impossibles,  car se mettre en colère ne se fait pas, cela n’est pas constructif, il faut pardonner et ne pas faire d’esclandres  etc. « Il est vrai que l’expression de la colère peut être violente ; elle impose à l’autre le silence, elle menace la  relation puisque, généralement, après la colère vient le départ : on s’énerve et puis on se lève » (p. 24). Certains  discours religieux et philosophiques ont visé à déconstruire la colère. Influencés par Sénèque recommandant  l’ascétisme et la sobriété, des auteurs chrétiens ont associés la colère à un péché d’orgueil. L’idée chrétienne  d’une colère humaine immorale, relevant d’un manque d’humilité, s’est infiltré dans l’approche philosophique  des passions de l’homme au XVIIe siècle. Descartes regarde la colère comme une passion de l’âme irrationnelle  d’un ego blessé qui se venge. De son côté Hobbes réduit la colère à une attitude vaniteuse, à un trait dérangeant  d’un individu refusant de se soumettre au pouvoir souverain absolu.

Sophie Galabru ne manque pas de faire référence aux colères de Jésus dans le Nouveau Testament, considérées comme morales ou pédagogiques. Mais « la colère christique accompagne sa volonté d’interrompre

l’hémorragie de la violence entre les hommes. Il est vrai que les Écritures judéo-chrétiennes révolutionnent la  perception des rapports humains en dénonçant la violence envers d’innocentes victimes et le sacrifice rituel  d’un bouc émissaire – comme l’a montré René Girard » (p. 63). Il est dommage que Sophie Galabru n’aborde  jamais les réflexions si riches des Pères du Désert à propos du combat spirituel et du remplacement des vices  (dont la colère) par des vertus d’humilité et de douceur.

Dans cet essai, la colère est abordée sous un angle positif. Parce qu’elle correspond à notre vitalité et notre  énergie créatrice, elle mérite d’être exprimée. Il y a des colères légitimes qu’il faut réapprendre à ressentir  et à exprimer sans peur des autres. Celui qui s’emporte a souvent été heurté dans ses convictions concernant  le juste, le vrai, le bien, voire lorsque ses droits n’ont pas été respectés. Exprimer notre colère, c’est déjà  sortir de l’émotion pure et avoir senti son bien-fondé, c’est indiquer ce qui perturbe notre bien-être, nos  valeurs ou encore notre éducation et notre culture.

La colère nous sauve de l’effondrement. Elle est une réaction agressive qui nous épargne le stress  qu’engendre la soumission ou l’impuissance. Vouloir la nier, c’est plonger dans le ressentiment et l’amertume  qui empoisonnent. Bien plus, la bienveillance, la « positive attitude », l’empathie, socialement encouragées,  peuvent dissimuler une volonté de domination agressive sur les autres que la colère sent et rejette avec bon  sens. Par ailleurs, « la colère sociale et politique a la même vertu que l’agressivité vitale et défensive, elle  cherche à éviter le refoulement et le ressentiment, mais encore l’inertie douloureuse et injuste » (p. 144).  Un exemple parmi d’autres le montre : grâce à la colère des ouvriers, sous le Front populaire, tous, « nous  avons conquis des droits, des libertés, des élargissements de nos modes de vie. » La colère est une ressource  de vitalité contre l’injustice. « C’est dans la colère que nous montrons notre visage. C’est devant la colère  d’autrui que nous assumons de le regarder comme différent. La colère ne nous menace pas, mais régule nos  liens » (p. 148).

Un chapitre sur la colère des enfants apporte un éclairage sur la pratique éducative qui a souvent prévalu :  la colère est un défaut à corriger. Elle est souvent perçue comme un caprice alors qu’elle peut être le signe  d’une détresse, d’un besoin de reconnaissance. C’est un langage à comprendre. Un autre chapitre est  consacré à la colère de l’artiste : « Les arts qui requièrent notre présence en chair et en os, voire une  participation active, collective et directe, seraient-ils plus près de ressusciter nos colères ? » (p. 165),  interroge l’auteure.

Dans la dernière partie de son essai, Sophie Galabru propose une réflexion sur la dimension politique de la  colère. Reliée au sens de la vie digne, juste, équitable, voire égale, elle est un affect politique que l’on trouve  chez les orateurs et les politiques. Cette colère est aussi celle de la rue, des manifestants. La colère continue  de grandir, à mesure que les inégalités se creusent, que les politiques urbaines déçoivent, que le chômage  s’installe. Elle peut se transmuer en haine. Mais à quoi bon la colère face à l’indifférence des pouvoirs publics  aux cris d’alerte et de désespoir ? La question demeure de savoir si la colère peut suffire à mener un combat.  Elle peut ranimer notre vitalité, comme elle peut devenir ressentiment quand elle ne trouve pas son  orientation ou sa satisfaction.

Dans un dernier chapitre, Sophie Galabru bat en brèche « l’idée d’un pardon raisonnable et d’une colère  irrationnelle. La colère est une exigence rationnelle sans commune mesure avec ce don irrationnel et  mystérieux qu’est le pardon » (p. 237).

Le livre de Sophie Galabru dissèque avec beaucoup de finesse l’émotion de la colère. Elle construit une  philosophie stimulante et invite les lecteurs à découvrir combien la colère loin d’être destructrice ou  haineuse, est au contraire la clé de notre vitalité.

+ Hubert Herbreteau