Claire Marin, Être à sa place

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 23 mars 2022 à propos de l’ouvrage de Claire Marin : « Être à sa place ».

Dans cet essai, la philosophe Claire Marin confronte l’être humain à ses désirs et à ses capacités d’adaptation. Constamment « déplacé », par le monde qui l’entoure ou par ses sentiments, n’est-il pas toutefois sommé  d’y « trouver sa place » quitte à ne pouvoir la choisir ? « Ça commence parfois par une inquiétude ou un  malaise. On se sent en décalage, on craint d’agir de manière déplacée. On a le sentiment de ne pas « être à  sa place ». Mais qu’est-ce qu’être à sa place, dans sa famille, son couple, son travail ? Quels sont les espaces,  réels ou symboliques, qui nous accueillent ou qui nous rejettent ? Faut-il tenter de conquérir les places qui  nous sont interdites, à cause de notre genre, notre handicap, notre âge, notre origine ethnique ou sociale ?  Peut-être faut-il transformer ces lieux de l’intérieur et s’y créer une place à soi ? »

Dans cet ouvrage passionnant et sensible, Claire Marin explore toutes les places que nous occupons dans la  vie quotidienne, volontairement ou contre notre gré. Il y a aussi les places que nous avons perdues  (l’enfance), celles que nous craignons de perdre. Encore reste-t-il à savoir si l’on finit tous par trouver une  place ou si le propre d’une place n’est pas plutôt d’être sans cesse déplacée, ou de déplacer celui qui croit  pouvoir s’y installer.

Les chapitres sont courts mais amènent une réflexion riche et profonde. Ce n’est pas un livre à lire d’une  traite. Claire Marin structure ses pensées par des chapitres aux titres évocateurs, ce qui permet de ne pas se  perdre dans les cheminements. Elle fait référence à beaucoup d’écrits littéraires, d’auteurs, et spécifiquement George Perec, Annie Ernaux, Marguerite Duras…

Claire Marin développe divers points. Par exemple sur le comportement de gens qui ne « tiennent pas en  place ». Pour certaines personnes le départ, la fuite même parfois, s’imposent comme une nécessité. Le  besoin d’ailleurs s’appelle liberté. Il faut « dégager », se dégager, se libérer de tous les gages, n’être plus engagé par rien. Partir, c’est exister, au sens étymologique : « sortir de ». S’extraire de ce qui englue dans  une répétition morne. Rompre, c’est se donner une chance, une grâce, se sauver. Ces hommes et ces femmes  qui ne tiennent pas en place manifestent le désir de tout larguer, de tout laisser en plan. C’est le désir de  n’être assigné à aucune place et de se dégager de toute responsabilité. Ne pas tenir en place, c’est refuser  d’être arrimé à un endroit, limité à un rythme, assujetti à une manière de vivre ou de penser. C’est sortir  d’une existence comme d’un filet dans lequel on est pris.

Un chapitre important dans le livre de Claire Marin traite des espaces publics que nous rendons impraticables  pour les personnes en situation de handicap. Cette « épreuve spatiale » (marches trop grandes, place difficile  dans les transports en commun, rampes d’accès inexistantes) a pour conséquence une exclusion, un  empêchement de participer à la vie sociale. Des aménagements matériels vont de pair avec un changement  de représentation. Lorsque des enfants côtoient dès le plus jeune âge d’autres enfants atteints de handicap,  cela désamorce les stéréotypes, en même temps que les appréhensions. Comment une organisation sociale  plus flexible peut-elle offrir à chacun une place. Repenser l’accessibilité, c’est valoriser une dimension  relationnelle. « Faire une place, c’est aussi quelques ajustements simples, comme par exemple inclure une  personne sourde dans les conversations en la regardant quand on parle. C’est aussi laisser parler la personne  atteinte de handicap, ne pas parler à sa place » (p. 69).

Plusieurs chapitres sur le corps sont particulièrement intéressants. Dans celui intitulé « Habiter son corps »,  Claire Marin cite Michel Foucault pour qui le corps est « le petit fragment d’espace avec lequel au sens strict,  je fais corps (dans Le corps utopique, p. 9). Puis elle s’interroge : « Que faire lorsque je ne suis pas “chez moi”  dans mon corps, au point d’être tenté parfois de l’effacer, de l’abîmer, de le déserter ? Comment aligner mon  apparence extérieure et mon sentiment d’identité » (p. 139). Dans le chapitre intitulé « Ici », elle rappelle  l’importance du toucher qui réconforte la personne mourante. Ici ou ailleurs, où est alors ma place ? « Dans  l’amour, je suis irremplaçable. ? Auprès d’un parent malade, auprès d’un enfant né trop tôt, auprès de celui  ou celle que j’aime » (p. 145).

Le chapitre sur la place de chacun dans la généalogie fait réfléchir sur l’altérité dans notre histoire. Jusqu’à  quel point faut-il admettre que ceux qui nous précèdent nous déterminent ? Claire Marin développe l’idée  d’impertinence : « Est pertinent, au sens étymologique, ce qui me concerne, ce qui me cerne. Être  impertinent, c’est alors sortir d’un cercle qu’on a pu dessiner autour de moi, aller voir ailleurs, oser se mêler  de ce qui ne me regarde pas, se moquer des traditions » (p. 149)

Claire Marin a écrit plusieurs livres sur les épreuves de la vie, sur la maladie, le handicap, sur les ruptures que  nous avons à vivre… Cet essai sur les places que nous occupons est bien dans le prolongement des ouvrages  précédents. On appréciera la finesse du raisonnement, les observations de la vie quotidienne. En résumé, le  livre de Claire Marin permet une très belle lecture qui ouvre l’esprit, donne des clés, et rassure sur la  sensation fréquente de ne pas se trouver à notre place dans notre société actuelle, et sur la conviction que  ce n’est pas un problème insurmontable.

+ Hubert Herbreteau

L'Observatoire Foi et Culture