Quelle écologie ? Bruno Latour ou Bérénice Levet ?

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 23 février 2022 en lien avec le thème de l’écologie avec Bruno Latour « Mémo sur la nouvelle classe écologique » et avec Bérénice Levet « L’écologie ou l’ivresse de la table rase ».

En ce début de 2022 sont parus presque en même temps sur l’écologie deux livres qui semblent à première  vue s’opposer diamétralement : l’un « pour », l’autre « contre ». Les deux invitent cependant à repousser la tentation d’une interprétation manichéenne d’un phénomène qui refaçonne indéniablement le paysage du  XXIe siècle.

Bruno Latour (né en 1947), sociologue, anthropologue et philosophe, est un critique non-conformiste de la  « modernité » (voir la fiche OFC 2014, n° 4). Ces dernières années, il s’est intéressé davantage à l’écologie, à  partir de l’« hypothèse Gaïa », lancée par le biologiste anglais James Lovelock (né en 1919 et à présent  largement centenaire), selon laquelle notre planète, à la différence de Mars, n’est pas inerte, mais un  gigantesque organisme vivant. Bruno Latour s’est distancié de Lovelock, qui a d’ailleurs changé d’avis  plusieurs fois dans ses conclusions (oscillant entre la bienveillance de la Terre-Mère et la prédiction d’un  monde rendu invivable par le pillage et la pollution), pour se demander pourquoi les hommes ont du mal à  concevoir que leur existence et leur activité ne sont pas sans conséquences sur leur environnement, aux  évolutions duquel ils contribuent aussi bien qu’ils les subissent.

Le problème, selon Bruno Latour, n’est pas que technico-économique et moral : il est aussi psychologique,  voire spirituel et en tout cas esthétique, au niveau des arts. C’est la difficulté à assimiler culturellement un  changement de paradigme aussi révolutionnaire que celui de Copernic et Galilée en leur temps. Il en a  littéralement (et littérairement) dramatisé les enjeux dans deux pièces de théâtre, Cosmocolosse et Gaïa  Global Circus (joué en France, en Europe et en Amérique).

Dans Mémo sur la nouvelle classe écologique (Éditions de La Découverte, collection « Les empêcheurs de  penser en rond »), co-écrit avec Nicolaj Schultz, un jeune doctorant danois en « géo-sociologie » (?), Bruno  Latour s’attache donc faire prendre conscience aux militants « verts » d’une part des blocages que provoque

leur radicalisme simpliste, souvent perçu comme tyrannique, et d’autre part des « affects d’adhésion » qu’ils  peuvent et devraient susciter en substituant à la vision d’un « monde l’on vit » celle du « monde dont on  vit ». Ce vadémécum relativement bref (76 articles ou paragraphes sur 95 pages) a un « objet » : « Comment  faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même », et des « destinataires » : « Membres  des partis écologiques et leurs électeurs présents et à venir ».

Bruno Latour et son jeune comparse analysent finement que la perception d’une vie dont l’expérience  immédiate n’impose pas l’existence ne va pas du tout de soi. Ils relèvent aussi qu’il n’y a pas d’un côté les  « bons » – pleinement conscients de tout ce (et tous ceux) qui les entoure(nt) –, et de l’autre les « méchants »  – totalement égocentrés –, et que chacun est divisé au profond de lui-même. Et ils montrent que l’alternative  entre « gauche » (socialiste, altruiste, moderne hier) et « droite » (capitaliste, libérale, individualiste) doit  être dépassée, pour promouvoir un « nouveau matérialisme », centré sur « les pratiques d’engendrement »  du vivant et non plus sur les rapports de production de biens. En un mot, « il ne s’agit pas de décroître mais  d’enfin prospérer », c’est-à-dire de vivre heureux dans une liberté relationnelle et concrète, et non  d’autonomie condamnée à la solitude dans un néant passif et indifférent.

Alors que Nicolaj Schultz pourrait être le petit-fils de Bruno Latour, Bérénice Levet (née en 1971) pourrait  être sa fille. Or, dans L’Écologie ou l’ivresse de la table rase (Éditions de l’Observatoire), elle dénonce  férocement les « belles âmes vertes ». Elle relève leurs complaisances pavloviennes avec le féminisme  « intersectionnel », le « décolonialisme », le « wokisme », la cancel culture, le zaddisme, l’animalisme,  l’antispécisme, le véganisme et même l’islamisme pour autant qu’il est anti-occidental. Elle discerne là une  rage de « régénérer » l’humanité en la privant de son passé, un acharnement à tout « déconstruire », dans  une frénésie déprédatrice qui rappelle celle de la Terreur de 1793-1794, avec le mâle blanc (surtout s’il est  de surcroît catholique ou juif) à la place de l’aristocrate comme bouc émissaire.

Bérénice Levet est philosophe. Elle a fait sa thèse sur Hannah Arendt. Elle a publié un livre sur Dieu dans l’art  avec François Boespflug (alors encore dominicain) chez Bayard en 2011 et en 2014 un essai chez Grasset  contre la théorie du genre (avec une réédition en poche préfacée par Michel Onfray en 2016). Elle n’est pas  climatosceptique. Mais pour elle, quand l’écologie impose l’« insécurité culturelle » (dénoncée par des  intellectuels « de gauche » comme le géographe Christophe Guilluy et le politologue Laurent Bouvet,  prématurément décédé en décembre 2021), elle se renie, car elle est par essence conservatrice puisqu’elle  vise à préserver – sans toutefois les figer – des équilibres dans des systèmes fragiles. Bérénice Levet, qui cite,  outre Hannah Arendt, Balzac, Giono, Simone Weil, Camus, Vaclav Havel ou Marcel Gauchet, plaide donc pour  une écologie qui puiserait dans la mémoire et la culture (à commencer, pour ceux auxquels elle s’adresse,  par celles de la France) les ressources nécessaires pour combattre aussi bien le totalitarisme nihiliste des  « verts » que les dérives du productivisme (qu’il soit socialiste ou libéral), et répondre au besoin qu’a  l’homme de gratuité, c’est-à-dire d’amour désintéressé et de beauté inappropriable, souvent tragique, mais  dynamisante.

Il n’est nullement évident qu’un dialogue s’instaure publiquement entre Bérénice Levet et Bruno Latour. Il  peut néanmoins se développer dans l’esprit de leurs lecteurs qui ne seront insensibles aux analyses et aux  arguments ni de l’un ni de l’autre.

Jean Duchesne