Les anges savent-ils compter d’Armogathe
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 5 janvier 2022 à propos de l’ouvrage : » Les anges savent-ils compter » du Père Jean-Robert Armogathe.
Les anges font l’objet d’une abondante littérature généralement affectée d’un cruel manque de références et d’une faible crédibilité. Tel n’est pas le dernier ouvrage du P. Jean-Robert Armogathe, membre de l’Institut et de plusieurs académies, auteur de nombreux études et articles savants, qui fut directeur de recherche à l’École pratique des hautes études, un temps curé à Paris, et aumônier de l’Ecole normale supérieure pendant quelques décennies. Son dernier livre donc, Les Anges savent-ils compter ? s’inscrit certes dans le sillage d’une vie d’étude consacrée à l’histoire de la théologie et des sciences, mais inaugure en même temps des perspectives inattendues.
Les premières pages s’ouvrent sur une brève autobiographie intellectuelle, où le P. Armogathe raconte comment, à l’aurore de sa carrière, de l’Angleterre à l’Allemagne en passant par l’Italie, il a été conduit à choisir de manière privilégiée la période moderne. Et il a œuvré de fait pour révéler le dialogue entre la théologie et la science moderne naissante. Telle est justement la piste d’exploration qu’il propose dans ce petit livre destiné à un large public en s’intéressant de manière impromptue aux anges.
L’expérience chrétienne est traversée par la présence des anges, de ceux qui visitent Abraham à ceux qui chantent autour de la crèche, en passant par Gabriel qui fait l’annonce à Marie. Ce qui en a fait un thème inépuisable en théologie. Or, comme le montre le P. Armogathe, la réflexion théologique sur les anges est aussi liée à la naissance de la science moderne. Sans négliger les références bibliques, jouant de l’écart entre Bonaventure et Thomas d’Aquin à leur sujet, scrutant les œuvres des auteurs savants du XVIe au début du XXe siècle, il nous emmène sur des sentiers inhabituels, jouant avec dextérité et bienveillance d’une vaste érudition pour accompagner avec pédagogie son lecteur. Sont ainsi convoqués tour-à-tour Augustin, Bonaventure, Thomas d’Aquin, mais aussi leurs successeurs et héritiers.
La nature angélique, purement spirituelle, est à elle seule une forme de paradigme, puisque l’ange vit selon des normes qui lui propres, dans un monde distinct de l’univers concret des choses et des êtres matériels.
il existe aussi une hiérarchie des anges, des archanges messagers ou guerriers, sans parler des fameux anges gardiens. L’auteur n’hésite pas à aborder à ce sujet les Carnets de John Dee, cet astronome anglais de la fin du XVIe siècle qui pratiquait la magie et l’alchimie, et prétendait dialoguer avec les anges. (Nul ne sera surpris que ces Carnets soient d’usage courant dans la constellation du New Age). Une série de questions rythme le livre, offrant à chaque fois de nouvelles perspectives où science et théologie s’éclairent réciproquement.
« Où sont les anges ? » Ils vivent dans le « ciel empyrée », littéralement embrasé de feu, autrement dit habité par la lumière divine, en-dehors de notre monde matériel, un vide qui est néanmoins un lieu ». L’ange y retrouve les corps glorieux des âmes bienheureuses. Et incidemment, le ciel empyrée a suggéré aux savants de l’époque moderne comme Torricelli ou Pascal l’existence du vide que niait Aristote.
« Les anges ont-ils le temps ? » Le temps, selon Aristote, serait lié au mouvement physique et n’aurait pas de réalité propre. Mais cette définition ne s’applique ni aux choses immobiles, ni à la durée de l’esprit. D’où une question difficile : comment mesurer le temps ? Si le temps des choses matérielles reste lié à la mesure, il n’en est pas de même de l’instant angélique, ni même de la pensée humaine qui appartient au temps éprouvé.
« Qu’est-ce que les anges peuvent bien faire ? » Ils chantent, dit-on, tout au long de leur existence presqu’aussi éternelle que Dieu lui-même. Ils vivent dans une demi-éternité, une « éviternité », l’aevum des scolastiques. Ce temps a un commencement, celui de la création du monde, mais pas de fin, alors que l’éternité divine, elle, n’a ni commencement ni fin. Et leur premier acte de liberté, suivant immédiatement leur création, les détermine au bien ou au mal. Ils ne peuvent donc se repentir comme l’homme pécheur, puisqu’ils n’ont pas d’avenir.
« Les anges peuvent-ils parler ? » Ils ont aussi un langage, mais comme ils sont d’emblée dans la vérité, ils ne peuvent mentir, ni argumenter, ni discourir. L’étude des propriétés du langage angélique permet en contrepoint de définir la nature et les opérations du langage humain. La « langue adamique », tout comme celle des anges, était parfaite et en harmonie avec le cosmos. S’est-elle perdue avec la fin de l’innocence d’Adam ? Elle aurait été connue d’Enoch, un sujet où nous retrouvons à nouveau John Dee. Mais plus généralement, communiquer entre les hommes suppose diverses opérations comme la conviction, le débat, les objections ou le mensonge qui échappent aux anges. En effet, ceux-ci peuvent communiquer entre eux instantanément à une distance illimitée. Ainsi voit-on comment la question de la communication entre les anges ouvre les premières réflexions sur le langage humain.
« Les anges savent-ils compter ? » Cela supposerait la recherche de solutions à des problèmes. Or l’ange bénéficie d’une connaissance directe et immédiate de l’universel, si bien qu’aucun problème mathématique ne lui est inconnu.
La nature des démons soulève des questions supplémentaires qui sont succinctement évoquées. Comment ont-ils pu pécher ? Pourquoi ont-ils péché ?
Tout en révélant pas-à-pas l’étroit lien entre science et théologie, le P. Armogathe nous offre une vision renouvelée de la nature de l’ange. Ce n’est pas un traité sur le sujet, et certaines questions sont absentes comme celle du rire de l’ange, ou de ses distractions. On regrettera sans doute aussi que les modalités par lesquelles l’ange parle aux hommes, qui sont juste effleurées, ne soient pas plus détaillées. Peut-être aurons nous une suite ?
Le monde des anges n’est certes pas le nôtre, mais il ne nous est pas non plus étranger, que ce soit pour nous conduire à méditer sur notre monde et notre nature humaine, ou pour accompagner nos existences. Car si, comme le disait Rilke, « tout ange est terrible », l’ange est aussi le consolateur et le défenseur de l’âme.
Vincent Aucante