D’ailleurs la révélation de Jean-Luc Marion
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) : « D’ailleurs la révélation » de Jean-Luc Marion du mercredi 13 octobre 2021.
Près de 600 pages d’un ouvrage académique et scientifique qui croise philosophie et théologie. Si ce livre n’est pas le point d’aboutissement de l’œuvre de Jean-Marion qui couvre un spectre large de la philosophie à la critique artistique, il en demeure une étape majeure de sa pensée. Oser proposer l’accueil en philosophie, du concept de « révélation » issu de la théologie chrétienne, et ceci dans une approche de la « phénoménologie ». Le défi est à la hauteur d’une première émotion intellectuelle qui a enthousiasmé et conduit le jeune Marion : penser à la suite de Descartes, un Philosophe et un Catholique, qui sut conjoindre foi chrétienne et raison.
Le centre Richelieu animé et conduit par Jean-Marie Lustiger accueille les jeunes khâgneux et normaliens dans une démarche de foi catholique et d’exigences intellectuelles. Dans ce cercle, pour Jean-Luc Marion la rencontre de Descartes fut structurante dans son engagement en philosophie. Il y consacre sa thèse mais aussi il en prolonge sa propre réflexion jusqu’en ses plus récentes publications. Professeur invité à l’université de Chicago, et accueilli à l’Académie Française pour succéder au Cardinal Lustiger, il ne cesse de croiser l’exigence de rationalité et la foi Catholique.
Son engagement dans une approche phénoménologique relève de cette exigence. Le bouleversement du monde est tel que les catégories de l’ontothéologie n’y résistent pas. « L’analogia entis » reprise de Thomas d’Aquin et développée pas l’école thomiste, et l’accueil d’Aristote ont permis une articulation féconde de la philosophie et de la théologie autour de la métaphysique. La mise en mouvement d’une modernité de plus en plus « fluide » oblige à un déplacement et à un dépassement. Il nous faut penser désormais « Dieu sans l’être ». Prendre congé de la nostalgie d’une forme immuable de la pensée, la raison s’est mise en « mouvement ». Comme la science s’est ouverte à la Relativité.
La révélation de Dieu est un concept relativement récent en théologie qui se développe surtout à partir du 18ème Siècle et qui traduit une permanence de Dieu à se donner à l’humanité. Dans la fluidité de la modernité actuelle, il s’agit de penser un Dieu qui se dit à travers la phénoménalité des expériences. Pour Marion l’appréhension positive de la fluidité passe par la réception d’expériences telles que le sport et l’amour : charité tout autant qu’eros, comme des phénomènes de dépassement de soi. On peut alors parler pour ces expériences d’une forme de saturation de l’exaltation du sportif ou de la béatitude amoureuse qui livrent tout autant profondeur de soi et déploiement de soi à l’autre.
Une distinction de langage et d’écriture s’opère ici, il faut quitter le R majuscule d’une révélation de Dieu par lui-même qui se présente comme une obligation de la raison, et proposer une révélation d’un ailleurs, qui ose la radicalité d’une altérité. Cette altérité peut conduire, dans la Christianisme, à l’expérience d’un Dieu qui en Christ se donne jusqu’à la mort pour nous. On peut alors parler de l’événement Mort-Résurrection du Christ, au sein de la Trinité, comme d’un phénomène « sursaturé » : car le Dieu amour se donne lui-même. Il n’y pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. L’abaissement est au cœur de cette « révélation » qui accepte le r minuscule, d’un événement de l’histoire, certes tragique mais alors relativement banal : une crucifixion et pour la foi chrétienne qui ouvre sur une résurrection essentielle pour l’intelligence de la foi.
Je souligne ici plusieurs acquis :
L’œuvre est majeure et essentielle dans le parcours intellectuel de l’auteur. Elle relève d’un accès académique rigoureux qui exige une acquisition scientifique. La lecture du livre est ardue. Ce que Jean-Luc Marion reconnaît lui-même. Mais c’est à ce prix ou plus exactement à cet effort, que le concept de révélation devient pensable et recevable en philosophie phénoménologique. Penser Dieu, sans l’être, devient possible.
La critique rationnelle de la notion de révélation, notion tardive en théologie et qui éloigne celle ci du dialogue avec la philosophie occupe une première partie de l’ouvrage et permet de poser à nouveaux frais la possibilité d’une rencontre et d’un dialogue renouvelés entre les deux disciplines.
Tout au long de l’ouvrage la Parole de Dieu est largement sollicitée. (On dépasse les 1000 références !). Souligner cet apport exégétique, et l’on pourrait ajouter l’apport patristique, manifeste une inscription heureuse de la théologie dans le propos philosophique, comme des apports croisés plus que la subordination d’une discipline servante de l’autre ! Ce phénomène de la rencontre féconde des deux disciplines est un renouveau de ce dialogue philosophique et théologique !
Enfin une intelligence du Concile Vatican 2 est clairement mise en œuvre. Des quatre constitutions du concile, deux sont reconnues comme « constitutions dogmatiques » : Lumen Gentium, Sur l’Eglise (21 novembre 1964) et « Dei Verbum, sur la Révélation divine » (18 novembre 1965). Deux autres furent adoptés sans la qualification de « dogmatique » : Sacrosanctum Concilium, sur la sainte liturgie, (4 décembre 1963) et Gaudium et Spes, constitution pastorale sur l’église dans le monde de ce temps, (7 décembre 1965). Ces deux dernières constitutions qui opèrent la restauration de la liturgie et une ouverture pastorale, ont donné un ton pastoral neuf qui a pu faire dire que Vatican 2 fut un concile pastoral. Cependant il y lieu d’accueillir également des apports dogmatiques significatifs du Concile Vatican 2.
Jean-Luc Marion inscrit son ouvrage dans la ligne dogmatique de Dei Verbum qui opère un réajustement entre écriture, la parole de Dieu, et la Révélation. Le Concile Vatican 2, en donnant comme titre à la constitution sur la Révélation celui de la Parole de Dieu, énonce une acquisition déterminante sur les rapports entre Écriture et Tradition. Un équilibre nouveau s’établit qui donne toute sa force à la parole de Dieu dans les écritures. Ce réajustement permet d’accueillir à nouveaux frais le concept de Révélation et l’éloigne d’une forme de carcan d’obligation de l’intelligence par la tradition – jusqu’à sacraliser « l’analogia entis ». L’audace raisonnée consiste à appréhender la Révélation Chrétienne – ici avec une majuscule – comme une expérience phénoménologique d’une révélation (avec une minuscule) d’un ailleurs, celui de l’expérience spirituelle de la réception de la Parole de Dieu. ; Certains parlent alors de « manducation » ou de « rumination » de la Parole, phénomène mystique et jubilatoire. Dieu se dit dans sa parole reçue, proclamée, méditée, Il est source de cet « ailleurs » qui se propose à l’intime des croyants.
Hugues Derycke