L’ère de l’individu tyran

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 8 septembre 2021 à propos de l’ouvrage : L’ère de l’individu tyran d’Eric Sadin.

Dans cet essai, Éric Sadin explique les raisons de la violence qui se manifeste de manière inédite dans notre  société française et partout dans le monde. Penseur majeur du monde numérique et de ses implications  politiques et civilisationnelles, il montre que cette violence provient d’un écart entre deux sentiments  contradictoires. D’une part beaucoup de gens se croient dépossédés, floués par ceux qui nous gouvernent et  d’autre part pensent être détenteurs d’un pouvoir neuf avec la technologie numérique.

Éric Sadin, philosophe diagnosticien de notre actualité si agitée par des déchaînements de passion toujours  plus fréquents et vifs, se fait sémiologue à la manière de Roland Barthes en guettant les paroles, les gestes,  les objets pour décrypter ce dont ils témoignent et ce dont ils laissent augurer. Il analyse les nouvelles  conduites personnelles générées par Internet et le téléphone portable. Il explique que Facebook, twitter,  Instagram, mais aussi la trottinette électrique, représentent de nouveaux moyens de communication qui  racontent les mœurs du temps et révèlent souvent un déni d’autrui.

La première partie de L’ère de l’individu tyran décrit l’histoire récente de l’individualisme libéral, de John  Locke à la téléréalité. À partir du choc économique et la crise de 1970, les citoyens perdent leurs repères et  Éric Sadin décrit clairement l’avènement de l’individu contemporain. Ce sont les arrivées simultanées du  portable et d’internet qui vont finir de mettre à mal le socle commun des démocraties libérales avec de  développement du mythe de la suffisance de soi. Sadin décortique toutes les fonctions mises en place par  l’industrie du numérique (du like au retweet) qui flattent le besoin de reconnaissance de chacun et  développent une vanité sans limite.

Beaucoup, face aux difficultés en cours, se détournent de l’ensemble commun et envisagent de s’en remettre  avant tout à eux-mêmes. C’est l’ère du I de iphone, et du You de Youtube.

« Ce que génèrent toutes ces pratiques, ce n’est pas tant un brouillage entre sphère privée et publique que  l’affichage de soi comme nouvelle condition d’une visibilité sociale » (p. 159). Twitter est par exemple utilisé  pour faire part des états d’âmes, frustrations et insatisfactions au sujet de situations, d’institutions et plus  largement à l’égard de l’ordre du monde. Une soif d’expression se manifeste, mise à disposition de tous pour  attiser deux passions humaines aussi fondamentales que redoutables : le ressentiment et la colère. Il n’est  plus question de nouer des liens constructifs par le dialogue.

Ce qui compte c’est le besoin irrépressible de se faire entendre et d’exprimer son trop-plein d’affects. L’usage  de l’insulte, de l’invective, un flot perpétuel de paroles font supposer que le langage revêt une portée  systématiquement performative. C’est le triomphe de la parole sur l’action.

Pour Éric Sadin, nous vivons en Occident une ère nouvelle caractérisée par « l’avènement d’une condition  civilisationnelle inédite voyant l’abolition progressive de tout soubassement commun pour laisser place à un  fourmillement d’êtres épars qui s’estiment dorénavant représenter l’unique source normative de référence  et occuper de droit une position prépondérante » (p. 40). Nous percevons une ère nouvelle avec des  conséquences sur les comportements.

Chacun est devenu un être ultra-connecté, replié sur sa subjectivité et ses intérêts, persuadé d’être tout puissant. La réalité montre le contraire de ce sentiment de pouvoir. Les crises économiques renforcent l’idée  d’être dépossédé. Il s’agit donc d’enjeux politiques et civilisationnels majeurs de cette nouvelle décennie.

Éric Sadin affirme d’emblée qu’« il existe des valeurs transcendantes, celle de notre humanité, de notre  commune humanité, qui au-delà de nos irréductibles subjectivités, supposent une société d’âmes restant  unies par un principe non-dit et qui doit être tenu pour inaliénable » (p. 46).

Fruit d’un libéralisme quelque peu dévoyé, l’individu contemporain vit désormais dans sa bulle, sans se  préoccuper du bien commun – une situation résultant également de l’incapacité pour chacun d’entre nous  de changer concrètement les choses. S’il se replie par impuissance dans sa sphère privée, l’individu  contemporain croit toutefois détenir un pouvoir sans précédent grâce aux outils numériques. Il s’agit  évidemment d’une illusion : ces outils n’ont pas permis aux individus d’obtenir davantage de pouvoir. Ils ne  peuvent y exprimer que des affects tout en restant les prisonniers d’un ordre techno-libéral.

Le diagnostic est clair et implacable. La violence à venir qui est décrite fait froid dans le dos tant le processus  parait irréversible.

+ Hubert Herbreteau