Gérald Bronner : « Apocalypse cognitive »

Fiche de l’Observatoire foi et Culture (OFC) du mercredi 24 avril 2021 à propos de l’ouvrage : « Que faire de notre temps de cerveau disponible ? »

S’il y avait une réserve à apporter au dernier livre de Gérard Bronner, ce serait l’approche trop exclusivement rationnelle de l’auteur. En positif, il met en garde face à la démission de la raison lorsque l’être humain est confronté à ce qui flatte ses émotions, ses appétits ; soulignons qu’il se tient à distance des religions, les posant comme des démarches de crédulité. Elles peuvent justement tomber dans ce travers lorsqu’elles négligent le travail de la raison, versant alors dans la superstition, le fondamentalisme, le piétisme, bref, la crédulité.

Cette limite posée, sans l’oublier en tournant les pages d’Apocalypse cognitive, on aura grand profit à la lecture de ce livre. Son titre est à comprendre au sens que nous connaissons du mot apocalypse : les phénomènes actuels de la connaissance, en particulier ce à quoi donne accès internet, est une « révélation » de ce qui constitue le cerveau humain. On verra que, même si ces mots ne sont pas employés, le péché originel, surtout la concupiscence qui en résulte et qui marque chacun, pourrait être confrontée à l’approche philosophique et sociologique de G. Bronner, sans pour autant la contredire.

• Un tournant anthropologique :

En premier lieu, l’auteur prend acte d’un des bouleversements survenus durant le dernier siècle, de son accélération récente, une période de bien courte durée au regard du temps du cosmos et de l’histoire humaine.
Les technologies permettent à l’être humain d’être libéré d’un certain nombre de tâches. Ce furent d’abord des tâches corporelles, et désormais cérébrales. Certains s’en inquiètent, y voient une altération de l’humanité, une dépossession. Or, « il n’est pas certain que cette avancée des machines nous dépouille de notre humanité : au contraire, sans doute nous habilitera-t-elle à utiliser ce que nous avons de plus spécifiquement humain en nous libérant de tout ce qui peut être automatisé » (p. 61).
Ceci affecte avant tout le temps utilisé et la nature de ce qui occupe le cerveau. « Les enquêtes d’emploi du temps de l’Insee permettent de constater que le temps de liberté mentale a augmenté de 35 minutes entre 1986 et 2010. Cette émancipation vient confirmer un mouvement de fond qui s’est accéléré depuis le XIXe siècle puisque ce temps libéré de notre esprit a été multiplié par plus de cinq depuis 1900 et par huit depuis 1800 ! Il représente aujourd’hui dix-sept années, soit près d’un tiers de notre temps éveillé. C’est un fait inédit et significatif dans l’histoire de l’humanité » (p. 64).

• Où les écrans nous occupent :

Cette nouvelle liberté inquiète cependant, quant à l’usage fait de ces années disponibles. Il faut constater que, dans la dernière période, « les écrans sont en passe de devenir les principaux attracteurs de notre attention. Ils siphonnent une partie de ce temps de cerveau que l’humanité aura mis des milliers d’années à libérer » (p. 77-78).

« Ce temps est réparti comme suit : 43 % pour la télévision, 22 % pour les jeux vidéo, 24 % pour les médias sociaux et 11 % pour parcourir Internet. La lecture pâtit particulièrement de cette concurrence […], en France, le temps qui lui est consacré (y compris celle des journaux sur Internet) a diminué d’un tiers depuis 1986 » (p. 81).

On peut évoquer à ce sujet les propos tenus par les rédacteurs de la revue Le Débat lorsqu’ils décidèrent d’arrêter sa publication.
Il faudra aller plus loin que ce simple constat. « Mettre en accusation les écrans, c’est en définitive lâcher la proie pour l’ombre car ils ne sont que les médiateurs de la rencontre entre l’hypermodernité du marché cognitif et le très ancestral fonctionnement de notre cerveau. Il s’agit d’une fenêtre ouverte sur ce qui ressemble à un champ de bataille où se joue une partie de notre destin collectif, mais selon quelle logique ? » (p. 86).

Soulignons d’abord à quoi chacun a désormais un accès facile : « 90 % des informations disponibles dans le monde ont été rédigées dans les deux dernières années. Dans une telle cacophonie informationnelle qui nous plonge, bon gré mal gré, dans une situation de cocktail mondial, qu’est-ce qui va retenir notre attention ? Quelles sont les propositions qui vont capter notre précieux temps de cerveau disponible ? » (p. 97).

• Des écrans… et leurs contenus :

L’auteur constate que l’intérêt humain se porte vers des réalités peu nobles. Ainsi, « plus d’un tiers de vidéos regardées chaque jour dans le monde sont des produits pornographiques » (p. 103). « Dans ce brouhaha informationnel, la sexualité sous toutes ses formes opère facilement une capture de notre temps attentionnel, quoiqu’en puissent dire tous les Tartuffe de la planète » (p. 106).

A côté du sexe, c’est « la peur qui s’est emparée de ce précieux trésor qu’est notre disponibilité mentale […]. Elle peut notamment se muer en réclamation d’un pouvoir politique plus autoritaire » (p. 123).

Les consultations des sites internet montrent que « quelles que soient ses formes, la conflictualité nous intéresse » (p. 127). Nous y trouvons « des figures métaphoriques du danger. Parce qu’ils sont des êtres profondément sociaux, les humains se sentent toujours obscurément impliqués dans un conflit, même lorsque celui-ci ne nous regarde par directement » (p. 128).

Les scandales suscitent aussi l’attention, ils poussent à s’indigner. Or, « l’indignation est un feu et les réseaux sociaux sont comme de l’essence. Le moindre événement, aussi banal soit-il, se transforme en enjeu moral impératif sur lequel tout le monde doit prendre position. Chacun de ces événements donne l’occasion aux individus d’exhiber leur intransigeance morale et la beauté de leur âme » (p. 137-138).

« L’utilisation de Facebook peut créer beaucoup de frustration et de jalousie. Parce que sur ce réseau social, comme sur d’autres, chacun a tendance à se mettre en scène pour donner de sa vie un aperçu flatteur. Cette exhibition peut créer chez celui ou celle qui en est le témoin un sentiment d’insatisfaction en donnant l’impression, par comparaison, que sa propre vie est moins intéressante en moyenne que celles de ses amis » (p. 171).

Chaque personne se trouve mise en concurrence avec autrui ; le benchmarking est devenu la règle des relations humaines.
« De très nombreuses études montrent que notre bonheur tient moins à ce que nous possédons objectivement qu’aux avantages que nous croyons avoir par rapport aux autres » (p. 172).
Tocqueville pouvait ainsi écrire : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près du même niveau, les moindres le blessent […]. C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des sociétés démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance » (De la Démocratie en Amérique, chapitre 13, Gallimard, 1992 – p. 650-651).

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