Cicéron d’Yves Roman

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 10 mars 2021 à propos de l’ouvrage « Cicéron » d’Yves Roman.

Évoquer Cicéron aujourd’hui relève-t-il de la pédanterie ou de l’érudition inutile ? Que peut avoir à nous dire l’homme de nos versions latines, l’avocat brillant et engagé mais soucieux aussi de son portefeuille, le consul préoccupé de la sauvegarde de la République romaine mais pris dans l’emballement du conflit qui devient guerre civile, l’écrivain et philosophe soucieux de donner au latin la même dignité que le grec ?

Cet homo novus (1), né à Arpinum en 106 av J.-C., s’est formé à l’école de la rhétorique par laquelle il accéda à la fonction d’avocat. Très vite, il se distingue par le souci qu’il a de défendre les droits des « provinciaux », ces hommes et femmes passés sous la domination de Rome par les conquêtes qui, depuis la fin du deuxième siècle avant notre ère, s’accéléraient. Quel statut leur donner ? La question lancinante, qui commençait avec les peuples de l’Italie, allait empoisonner toute la vie politique du siècle de Cicéron. Mais l’avocat sut défendre les Siciliens face aux exactions de Verrès. Ce faisant, il se plaçait en adversaire d’une aristocratie prédatrice.

Fort de ses succès, il embrassa le cursus honorum qu’il acheva au consulat en 63 av J.-C. Cette étape fut marquée par sa lutte contre Catilina, un aristocrate endetté qui entendait conquérir le pouvoir par les armes. Les Catilinaires de Cicéron sont devenues un texte classique et un exemple d’art oratoire. Grâce à elles, la parole défit les armes. Cette conjuration révèle l’état de délitement de la vie politique romaine. César, l’un des chefs du parti populaire, a sans doute, en sous-main, pêché en eaux troubles et soutenu Catilina. Pour Cicéron, cette action décidée, qui vit le Sénat et l’ordre républicain triompher du coup de force, lui assurait une position de sauveur de l’État.

Mais déjà les conflits, doublés de mobilisations militaires, allaient marginaliser l’homme d’État et philosophe. L’heure est aux grands généraux : Pompée, César ou encore Lépide, un professionnel de la trahison politique. Cicéron allait osciller entre le soutien aux optimates qui avaient fait de Pompée leur champion, dévoilant par là son conservatisme social et politique, et le ralliement à César, un authentique démagogue qui avait compris que les structures politiques de Rome ne permettaient plus un gouvernement efficace. L’homme du droit et de la parole entendait rétablir la République, c’est-à-dire le rôle du Sénat, le respect des lois et la morale qu’elle portait en elle. Le temps était à l’innovation politique : les modèles hellénistiques donnaient aux chefs romains l’exemple d’une autorité de nature supérieure qui dominait des peuples différents. La royauté étant impossible à Rome, l’invention d’un modèle où le charisme du conquérant se glisserait dans un compromis avec les usages de la République obsédait autant Pompée que César.

On sait que ce fut César qui emporta la mise et que son pouvoir fut tel qu’il parut, en 44, un possible tyran aux sénateurs. Armés de courage autant que de lâcheté, ils l’assassinèrent aux ides de mars. Cicéron revient alors au premier plan : il légalise le crime mais passe alliance avec Octave. Dans la lutte qui s’engage entre l’héritier de César et Marc-Antoine, l’ancien bras droit du dictateur, Cicéron a clairement choisi son camp. En toute hâte, il rédige des Philippiques, des attaques puissantes contre Antoine. Vae Victis… Dans la réconciliation de 43 entre Octave et Marc-Antoine, on s’accorde mutuellement des têtes. Octave doit lâcher Cicéron : malgré sa fuite, il est rattrapé, mis à mort. Sa tête et ses mains sont découpées et l’on raconte que la femme d’Antoine prit plaisir à enfoncer dans la langue de Cicéron un poinçon ! Tragique destinée qui révèle pourtant la puissance de cette même bouche, qui avait fait entendre aux Romains les discours les plus structurés et les plus élégants de l’époque.

Ainsi résumée la vie de Cicéron relève surtout du récit historique. Cet « imperator », car Cicéron porta, comme consul, ce titre militaire, a été un philosophe. Dans cette biographie qui se lit passionnément (2), l’auteur consacre ses troisième et quatrième parties à l’analyse de l’oeuvre et à l’étude de sa postérité3. L’ambition de Cicéron fut de donner au latin une capacité à philosopher : cela voulait dire partir du grec pour « passer » la philosophie en latin. On voit se former cette réalité « gréco-romaine » qui constitue encore un de nos socles fondateurs. Quant à la postérité, il est passionnant de lire, sous l’élégante et très pédagogique plume d’Yves Roman, comment Cicéron fut, immédiatement, la référence absolue jusqu’à saint Augustin. Puis, comment le Moyen âge chrétien eut tendance à l’oublier (à cet égard le sort de La République de Cicéron est éloquent : le texte n’a été retrouvé que dans la première moitié du XIXe siècle par un prêtre érudit, Angelo Mai, sous un volume médiéval d’Augustin ! Cela veut dit que dans un scriptorium, un moine, en manque de parchemin pour recopier Augustin, effaça Cicéron… Un palimpseste !). L’humanisme redécouvrit Cicéron et fit de sa langue le modèle achevé de l’élégance de la rhétorique. Commençait alors une réhabilitation qui a duré jusqu’à la culture scolaire classique des lycées européens.

Lire cette biographie non seulement procurera le plaisir du détour que l’histoire offre aux esprits curieux mais aussi permettra de redécouvrir l’importance de cet auteur et combien sa trace et sa marque ont été durables, explicitement ou implicitement.

Par la clarté de l’explication, la rigueur du récit et la finesse des analyses, Yves Roman donne à aimer un Cicéron, adepte de la raison et de la conciliation, de la délibération plutôt que de l’intimidation, attaché à une tradition qu’on fait vivre par le respect qu’on lui porte. L’homme d’État veut que le philosophe habite en chacun de nous pour nous faire meilleur citoyen. L’idéal n’est-il pas d’actualité ?

Benoît Pellistrandi

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