Fabien Vasseur et Philippe Jaccottet. Le combat invisible,

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 24 février 2020 à propos du livre :  » Fabien Vasseur et Philippe Jaccottet. Le combat invisible« . 

OFC Jacottet« Ce qui a disparu de l’horizon d’une certaine critique, c’est le lecteur pris dans le fil de sa lecture, le lecteur en émoi et en mouvement, désirant, exigeant, appréhendant, attendant. La lecture qu’elle propose est le paradoxe d’une lecture arrêtée, immobilisée : un champ d’investigations, comme elle dit, c’est-à-dire la substitution au voyage de la carte routière1. » L’étude que Fabien Vasseur vient de consacrer à Philippe Jaccottet échappe superbement à ce diagnostic posé par Julien Gracq. Poète lui-même, il sait ce qu’il en est de la théorie poétique toujours tentée de « réduire l’oeuvre à un jeu de pistes trop vite balisé ». A fortiori dans le cas de Jaccottet dont l’oeuvre immense a généré des milliers de pages de commentaires et de critiques qui ont fini par constituer un massif mythologique dont il faut savoir « déjouer les pistes de lectures attendues ».

Si Fabien Vasseur y réussit avec tant d’intelligence, c’est parce que le spécialiste qu’a fait de lui la thèse qu’il a soutenue en 2001, sous le titre Philippe Jaccottet : un poète et son double, n’a jamais oublié qu’il est impossible d’être, en écrivant sur lui, à la hauteur de l’émotion qu’il peut susciter par ses vers2 ». L’ambition qui anime son nouveau livre doit sa force à cette émotion première et à cette humilité avec laquelle, plutôt que d’affronter magistralement les textes d’un grand poète – le seul après Saint-John Perse et René Char à avoir été « pléiadisé » de son vivant – il suit pas à pas le chemin de son expérience poétique et de son aventure spirituelle. Car, comme l’a écrit Michel Crépu « le lieu jaccottien par excellence, c’est le chemin3 ». Et c’est sur ce chemin peuplé de traces et de rêves, fait de détours imprévisibles, de piétinements angoissants et de divines surprises, que Fabien Vasseur entraine son lecteur.

Un itinéraire de sept chapitres dont le premier est comparable aux recommandations d’un guide de montagne qui a l’avantage d’avoir déjà fait la course et de pouvoir laisser entrevoir à ses compagnons l’insaisissable beauté qui les attend après l’effort. « L’insaisissable » est précisément le titre de ce 1er chapitre qui désigne tout à la fois le poète lui-même et l’objet de son incessante quête. « La poésie de Jaccottet est inséparable d’une transcendance, d’une extériorité fondatrice. Elle s’apparente à la recherche de ce « Tout Autre » qu’on peut désigner de bien des manières, mais qui requiert une extrême vigilance, pour ne pas dire une défiance, à l’endroit des manques et des excès de langage, de l’ivresse des « mots trop beaux » et du vertige des oxymores. Et l’on comprend que cette obsession de la « parole juste » ait pu engendrer chez lui un « type d’écriture marqué par le doute, l’introspection, la réflexivité », au risque d’une certaine préciosité. Au prix aussi d’une posture d’extrême pudeur que les jaccottéens ont édifiée en un véritable mythe de Jaccottet sous la forme d’une « étrange poétique de l’effacement » s’autorisant du fameux vers que plus tard Jaccottet regrettera d’avoir écrit : « L’effacement soit ma façon de resplendir ».

Pour reprendre le propos de Michel Crépu, disons que « le chemin jaccottien passe tout bonnement par le ‘pré’… tout se joue là, dans l’évidence mystérieuse du pré4 ». Le pré figure ici le réel qu’il s’agit pour le poète de retrouver dans sa matérialité « par un attachement renouvelé à la nature », en cette immanence qui recèle l’insaisissable « secret du monde ». « Serviteur du visible », poète de la lumière et de « l’air en fête », Jaccottet ne l’est pas moins de « l’obscurité la plus noire, de la mort omniprésente, des ténèbres de l’existence et de l’histoire » : « Toute poésie est la voix donnée à la mort ». Mais au-delà d’une simple oscillation entre le clair et l’obscur, tous les thèmes abordés par Jaccottet selon des images et des vocables eux-mêmes ambivalents, témoignent d’un invisible combat spirituel, âpre et exaltant, « avec l’arme la plus pure, celle des mots ».

Combat incessant d’une vie bientôt centenaire dont le 2e chapitre de ce livre retrace les grandes étapes, de Lausanne à Paris et de Paris à Grignan où le plus français des poètes suisses a élu domicile en 1953 pour y mener d’abord une vie harassante de traducteur (entre autres de l’oeuvre entière de Musil, soit 13 volumes édités au Seuil !) et de critique littéraire avec plusieurs centaines d’articles pour la Nouvelle revue de Lausanne et la Nouvelle Revue française, avant que vienne le temps de la consécration et de la popularité, le temps des amitiés, des voyages et de ces années heureuses qui donneront le jour à d’ « authentiques chefs d’oeuvre d’accomplissement » : Pensées sous les nuages (1983), La Semaison (1984). La décennie suivante sera celle de « la synthèse pleinement réussie » de ses trois types d’écriture, le poème, la prose et la note. Une fois « entré dans les propriétés de l’âge », Jaccottet avouera « avoir perdu la main ». Au tournant du millénaire, il publiera son ultime chef-d’oeuvre, Ce peu de bruits, tel le Requiem d’un « dérisoire survivant » dédié à ses amis disparus. Désormais « l’ermite de Grignan » n’est plus à chercher que dans ses OEuvres réunies et ordonnées sous son contrôle dans l’édition de la Pléiade (2014).

On notera que l’un des premiers poèmes de Jaccottet, publié en 1947, s’intitulait Requiem. Ecrit à la mémoire des maquisards du Vercors, il portait en germe, en dépit de sa grandiloquence, cet hymne à la beauté blessée de la nature que constitue L’Effraie (1953), oeuvre fondatrice à laquelle Fabien Vasseur consacre son 3e chapitre. S’y exprime « un acquiescement juvénile à la finitude », à la beauté d’un monde traversé par « la fêlure du manque et de la destruction » qui se prolonge, dans les poèmes de L’Ignorant (1952-1956), par « un appel à trouver sa juste place dans ce monde où la beauté le dispute à la terreur ».

Il s’avère bien difficile de rendre compte du 4e chapitre, alors même qu’il est le plus décisif, le plus à même de nous faire comprendre que « la poésie est bien un combat invisible, une passe d’armes, une bataille de signes » où « tout y passe », selon la formule de Jaccottet. Il nous entraine, en effet, dans le labyrinthe d’une recherche faite d’hésitations et de détours, d’essais et d’échecs, d’autodénigrements et de repentirs ; une recherche au service de laquelle se déploie « une stylistique de la prétérition et de la circonlocution », un art précautionneux de la nuance tout à l’opposé des aphorismes péremptoires d’un René Char. Fabien Vasseur recourt avec finesse à la méthode de René Girard5 pour montrer comment la bataille des signifiants et celle que le poète livre à ses modèles rivaux aussi bien qu’à son double, se mue en un accueil salvateur de « l’autre dans tous ses états », comme en attestent les proses d’Eléments d’un songe qui baignent dans la lumière salvatrice du Christ, « médiateur d’une solidarité humaine qui ne doit plus rien aux ruses du désir, de l’envie ou de l’indifférence ».

Dans le 5e chapitre, l’auteur ouvre pour nous les carnets de notes de Jaccottet, « véritable laboratoire textuel » dont l’écriture a fini par imprimer sa marque à tous les livres de l’écrivain. Rassemblés en plusieurs volumes sous le titre de La Semaison, ils ne constituent pas un journal, mais un « recueil de graines légères », de « semences littéraires » appelées à la germination dans la lumière d’un sens possible … ou à la dispersion dans « la poussière invisible du monde ». Toute cette symbolique de la semaison, dans sa consonance avec les paraboles évangéliques et la thématique johannique du grain de blé tombé en terre, met en évidence la dimension religieuse du geste auguste du poète qui recueille et sème « des graines pour replanter la forêt spirituelle », comme il a su, dans un ciel d’absence, se laisser surprendre par les épiphanies du divin.

Le 6e chapitre couvre, de 1960 à 1990, trente années d’écriture au cours desquelles s’exprime « la cohérence d’une oeuvre qui, comme eût dit Girard, maîtrise l’obsession – de la mort et du désir – au lieu d’être maîtrisée par elle. Désormais plus rien ne menace le poète dans son art ; et les livres, les formes nouvelles pourront se succéder, voire s’entrelacer, comme l’ombre et la lumière, dans le mouvement d’une seule et même sublimation ». On se contentera ici de citer les titres de ces « chefs d’oeuvre d’accomplissement » : Leçons, Chants d’en bas (qui se conclut par un poème que Fabien Vasseur considère comme le point culminant de toute l’oeuvre de Jaccottet et dont il dit que des pages entières seraient nécessaires pour détailler la beauté !), A travers un verger, A la lumière d’hiver, Pensées sous les nuages, Cahier de verdure. Le chapitre s’achève sur des pages passionnantes consacrées au rapport que le poète entretient avec la musique.

Fabien Vasseur ne nous en voudra pas de dire qu’à chaque page de son livre on a hâte de le quitter pour aller lire Jaccottet lui-même, et avec lui d’autres poètes, dont Hölderlin, le véritable héros des Paysages avec figures absentes. Lire Jaccottet, non pas comme on se laisserait envoûter par un guide spirituel, mais pour revenir sur le lieu où se joue notre salut, dans ce paysage voilé où le poète s’efface pour que s’éveille notre regard et nous soit donné d’entendre dans le fracas de l’histoire, « des paroles d’une force inouïe comme on n’en trouvera guère que chez les prophètes de l’Ancien Testament ou de très anciens poètes », et, sous l’orage, une « bonne nouvelle avant la fin du monde ».

Hölderlin demandait : « Pourquoi, dans ce temps d’ombre misérable, des poètes ? » On trouvera la réponse chez Jaccottet.

Robert Scholtus

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