Un trop humain virus

Fiche de l’Observatoire Foi et culture du mercredi 13 janvier 2021 sur l’ouvrage :  » Un trop humain virus » de Jean-Luc Nancy.

Un trop humain virusLe philosophe Jean-Luc Nancy revient sur la crise sanitaire et ce qu’elle révèle de notre temps. Le virus fait apparaître un monde devenu intra-connecté et en même temps écartelé, déchiré par sa propre croissance exponentielle. « La pandémie du Covid-19 n’est que le symptôme d’une maladie plus grave, qui atteint l’humanité dans sa respiration essentielle, dans sa capacité à parler et à penser au-delà de l’information et du calcul » (p. 11). Produit de la mondialisation, le virus « prend part au grand processus par lequel une culture se défait tandis que s’affirme ce qui est moins une culture qu’une mécanique de forces inextricablement techniques, économiques, dominatrices et le cas échéant physiologiques ou physiques (pensons au pétrole, à l’atome) » (p. 16).

Jean-Luc Nancy exprime sa préoccupation de notre monde commun. L’interdépendance, la coappartenance, la solidarité s’imposent à tous. Le philosophe aime analyser ce qui nous arrive, ce qui nous étonne, ce qui nous questionne. Dans ces précédents ouvrages, prenant appui sur des philosophes comme Hegel, Heidegger ou Derrida, il a exploré différents domaines : notre rapport à la démocratie, à l’identité, aux catastrophes. Pourquoi a-t-il intitulé son livre Un trop humain virus en référence à Nietzsche ? Parce que, explique-t-il, les pandémies de jadis pouvaient être regardées comme des châtiments divins, or aujourd’hui nous découvrons que la plus grande partie des maladies est produite par nos conditions de vie, d’alimentation et d’intoxication. Ce qui était divin est devenu humain – trop humain. Ce virus nous met sur un pied d’égalité et nous rassemble dans la nécessité de combattre ensemble. L’isolement de chacun n’est qu’une façon paradoxale faire l’expérience d’une appartenance à une même communauté.

Jean-Luc Nancy s’interroge sur la place prise par le souci pour la santé. Celle-ci est devenue un bien essentiel. Mais pourquoi être en bonne santé ? Pour quelles fins vivre ? Ce qui semble clair et qui était annoncé depuis un siècle environ, c’est la fin de notre civilisation, la crise du progrès et les ambivalences de la technique. Pour le philosophe, ce qui donne souffle à une civilisation, à une société, c’est l’esprit. C’est-à-dire la possibilité de se rapporter à une réalité qui échappe. Pour lui vivre dans l’esprit, c’est reconnaître de manière existentielle et affective que l’on est dépassé par quelque chose de non maîtrisable. Une culture ne peut être vivante que si elle est prise dans une vie de l’esprit. Alors que la civilisation moderne a effacé la figure de Dieu, Jean-Luc Nancy a la certitude qu’il va se produire une nouvelle révolution spirituelle. Il pense que l’écologie peut fournir une nouvelle façon de penser notre vie en commun. À condition qu’elle le soit sous le mode réactif : il ne s’agit pas seulement de protéger la nature, il est davantage question de nous protéger nous-mêmes, emportés que nous sommes par la nature et le mauvais traitement que nous lui réservons. On le voit à la multiplication interminable des maladies qui, comme les cancers, ont des racines dans le mauvais traitement réservé à notre environnement.
Deux chapitres de ce petit livre méritent une attention particulière. Celui, tout d’abord qui traite de la question du mal. Ce qui est en jeu, avec la pandémie, c’est quelque chose qui va mal de manière constitutive, inhérente au cours que le monde a pris ou que nous lui avons fait prendre. Trois formes de mal sont évoquées : la maladie, le malheur et la malfaisance. Jean-Luc Nancy s’attarde un peu sur la dernière. La malfaisance est la production délibérée d’une agression ou d’une maladie : elle vise l’être ou la personne. Jusqu’à quel point la virulence actuelle est-elle délibérée ? Force est de reconnaître que l’homme fait le mal de l’humain. Le progrès révèle une capacité de malfaisance. Aucune théorie du complot dans cette affaire. Il s’agit seulement de notre responsabilité, de notre refus de la toute-puissance. Le virus nous rappelle aussi l’évidence de la mort : « Savoir que nous sommes mortels non par accident mais par le jeu de la vie et aussi de la vie de l’esprit » (p. 40).

Le chapitre consacré à la liberté est lui aussi très suggestif. Notre société considère comme son bien le plus précieux la liberté individuelle. Liberté de se déplacer, de se réunir, de s’exprimer et d’intervenir dans la gestion de la vie commune à l’intérieur de cadres législatifs eux-mêmes librement acceptés. Jean-Luc Nancy propose deux approches fondamentales. D’une part, il évoque l’histoire de la liberté dans le monde moderne. Des espaces de liberté se sont ouverts avec les loisirs, les biens culturels, mais dans le même temps nous perdons de liberté d’agir dans les destructions et transformations profondes des conditions de vie sur la planète. D’autre part, une approche touche à « la teneur ontologique de la liberté » (p. 60). Nous ne cessons de parler d’émancipation, de libération, d’affranchissement, mais « la liberté n’a aucune propriété comme celle d’un droit dont je disposerais, ni aucune identité simple – “ma liberté”, “un peuple libre”, “une oeuvre libre”, cela n’existe que mêlé à tout ce que la liberté veut ignorer, qui la repousse et la contraint – nécessités, limites, pesanteurs du corps, de l’esprit, des affects, des rapports et des pulsions » (p. 64-65).

Au terme de sa réflexion, Jean-Luc Nancy s’interroge sur la philosophie elle-même. En quoi peut-elle nous aider à traverser la crise ? Sans doute n’est-elle pas d’abord un art de la sagesse mais plutôt la reconnaissance de ce que le réel échappe à toute prise. Face au trop humain virus, le philosophe dégage cinq réflexions à entreprendre : nous vivons une expérience de la perte de la maîtrise comme une épreuve inédite, inouïe ; notre autosuffisance est ébranlée, or c’est une altérité intrinsèque qui fait la structure et l’énergie d’une identité ; le virus nous enjoint de redéfinir un “bien vivre” sans éluder la mort, l’accident, l’imprévisible ; la vie confère automatiquement l’égalité et en conséquence « il n’y a aucune raison pour qu’il y ait des “damnés de la vie” (et donc des vies de damnés) si notre raison d’être est de naître et de mourir, non d’acquérir des biens, des pouvoirs et de savoirs » (p. 85) ; enfin, pouvons-nous faire du “sans pourquoi” une mesure de civilisation ?

La conclusion est forte : nous comprenons très bien que la vie n’est pas le maintien d’une inertie mais le risque d’une existence. Des machines prétendent aujourd’hui calculer nos vies, alors que nous savons nos existences incalculables. Nous savons « spontanément que “sans raison” est plus fort, plus intense que toute raison. Comme l’éclat d’une fleur, comme un sourire ou comme une chanson » (p. 86).

+ Hubert Herbreteau

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