Georges Steiner

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 4 juin 2020 sur George Steiner.

Georges SteinerGeorges Steiner est mort le 3 février dernier à Cambridge à 90 ans. Philosophe et critique franco-américain, spécialiste de littérature comparée, il laisse une œuvre riche et parfois complexe d’une quarantaine d’essais.Georges Steiner est né en 1929 à Neuilly sur Seine dans une famille juive venue de Vienne, en Autriche. Très jeune, il baigne dans le français, l’allemand et l’anglais grâce à une mère qui les entremêlait dans une même phrase. Son père était convaincu qu’il fallait munir ses enfants d’un solide bagage culturel et linguistique. Sa filiation intellectuelle à l’âge adulte sera Theodor W. Adorno, Ernst Bloch, Walter Benjamin et la poésie de Paul Celan. Georges Steiner parlait cinq langues vivantes, ainsi que le grec et le latin. Devenu citoyen américain en 1944, il étudie la physique, les mathématiques, la philosophie et les lettres, à Chicago, Harvard, puis Oxford où il passe sa thèse de doctorat, La Mort de la tragédie, une interrogation de la littérature ancienne.

Parmi tous les ouvrages de Steiner, quatre ont retenu mon attention.

On peut commencer à entrer dans l’œuvre considérable du philosophe par Errata (Gallimard, 1998). C’est une autobiographie intellectuelle. Steiner a compris très tôt que dans la modernité, il y avait une rupture entre le mot et le sens. Cette crise du langage altère les relations humaines. Au début de chaque chapitre, Steiner raconte une anecdote familiale à partir de laquelle il déroule l’objet de sa recherche.

Avec Maîtres et disciples (Gallimard, Folio essais, 2003), nous découvrons toute l’érudition de Steiner. Dans cet ouvrage, il analyse les relations du maître avec son élève et ce qui fonde la prétention d’enseigner. Pour cela il convoque des exemples de tous domaines, religieux, artistique, littéraire… Passionnant ! Il commence par une présentation des présocratiques, des sophistes, puis de Socrate et Platon, sans oublier Jésus dans sa relation avec ses disciples. Georges Steiner restera toujours critique à l’égard du christianisme, mais sa pensée, non confessionnelle, se réfère souvent à la Bible. Les questions posées par Steiner sont d’une grande actualité : que signifie transmettre ? (p. 12) ; le maître peut-il se faire payer s’il « est véritablement porteur et communicateur de vérités vivifiantes, être inspiré par une vision et une vocation qui sortent de l’ordinaire ? » (p. 23) ; un maître est-il responsable de la conduite de ses disciples d’un point de vue éthique, psychologique, juridique ? (p. 105).

Pour Steiner, le véritable enseignement est celui qui éveille des doutes chez l’élève. Il est école de dissension il « prépare le disciple au départ » (p. 108). « Le véritable enseignement peut être une entreprise terriblement dangereuse. Le maître vivant prend entre ses mains le plus intime de ses élèves, la matière fragile et incendiaire de leurs possibilités. Il pose les mains sur ce que nous tenons pour l’âme et les racines de l’être… » (p. 107-108).
Steiner puise abondamment sa réflexion dans la littérature et la philosophie : Dante, Pessoa, Kant, Hanna Arendt…

Un autre livre, Réelles présences (Gallimard, 1989), mérite attention. Dans un style précis, appuyé par une argumentation solide, Steiner fait le constat de la nécessité d’un horizon transcendant sur lequel fonder toute rencontre avec une œuvre d’art. Il critique les approches centrées sur la déconstruction des langages. Il trouve regrettable les trop nombreuses mises en contexte sociologique qui souvent ne nous renseignent que très peu sur la portée véritable d’une œuvre et encore moins sur l’expérience qu’elle suscite. Il déplore également la navrante séparation entre l’éthique et l’esthétique. Steiner tente de restaurer une vision où l’œuvre se déploie dans un espace qui permet de créer du sens. De Réelles présences, voici quelques citations significatives :

  • Par exemple sur le fait d’apprendre par cœur : « Apprendre par cœur, c’est conférer au texte ou à la musique une clarté et une force vitale durables et intimes. (…) Ce que nous savons par cœur devient une force active au sein de notre conscience, un “stimulateur” dans la croissance et la complexification vitale de notre identité » (p. 28).
  • Sur la mémoire : « Le fait de cultiver et d’entretenir des souvenirs communs permet à une société de conserver un contact naturel avec son passé » (p. 29).
  • Sur la musique : « La musique met notre être d’homme et de femme en contact avec ce qui transcende le dicible, ce qui dépasse l’analysable. La musique n’est clairement pas circonscrite par le monde en ce que ce dernier est objet de détermination scientifique et d’exploitation pratique. Les sens du sens de la musique sont transcendants. Elle a longtemps été, elle continue d’être, la théologie non écrite de ceux qui n’ont pas ou qui rejettent toute croyance formelle. Ou réciproquement : pour de nombreux êtres humains, la religion est devenue la musique en laquelle ils croient. Dans les extases du pop ou du rock, ce rapport est aigu » (p. 259-260).

En 2003, il publie Éloge de la transmission (Livre de poche, Pluriel) en collaboration avec Cécile Ladjali, professeure en Seine Saint-Denis. Ce dialogue est l’occasion d’un échange tonique et plein d’actualité sur l’indispensable recours aux classiques. Il met en valeur la pratique d’une pédagogie de l’exigence. Il exprime aussi le bonheur d’enseigner et de recevoir. C’est une reprise de Maîtres et disciples sous forme d’échange entre un grand humaniste et une enseignante confrontée à la réalité des banlieues. Ce livre a gardé la fraîcheur et la spontanéité d’un échange oral.

Les deux auteurs n’oublient pas les difficultés du métier d’enseignant, l’éclatement des références culturelles, les ruptures entre les générations. Ils s’interrogent sur la capacité de transmettre et analysent les exigences complexes de l’enseignement aujourd’hui. Ce livre n’est pas un discours nostalgique mais plutôt un plaidoyer pour la passion d’enseigner. Cette passion force le respect.

Lire l’oeuvre de Georges Steiner demande un effort d’attention. Les multiples références à des disciplines diverses montrent l’étendue de ses connaissances. Se laisser questionner par ce philosophe est d’un grand profit.

+ Hubert Herbreteau