Rémi Brague et Soulemayne Bachir Diagne,La controverse, dialogue sur l’islam

Fiche de l’Observatoire foi et Culture du mercredi 4 décembre 2019 sur l’ouvrage : « La controverse, dialogue sur l’islam », de Rémi Brague et Soulemayne.

braque_diagneC’est un fait malheureusement avéré : notre époque souffre d’une indigence argumentative qui la conduit à délaisser la controverse et à la remplacer trop souvent par l’insulte – les réseaux sociaux en sont un affligeant témoignage. À l’extrême opposé, ce qu’on appelle « dialogue » dissimule mal parfois un consensus lâche ou paresseux que Rémi Brague, avec l’humour corrosif qu’on lui connaît, dénomme « dialogue de muets » c’est-à-dire simulacre de dialogue où l’on s’emploie soigneusement à passer sous silence tout ce qui pourrait fâcher.

C’est pourquoi il faut d’abord saluer, dans le « Dialogue sur l’islam » entre Rémi Brague et Souleymane Bachir Diagne, l’emploi délibéré du mot « controverse ». Ce mot fait honneur à l’un comme à l’autre, alors que l’épithète insultante d’« islamophobe intellectuel » dont on a affublé Rémi Brague en dit plus long sur ceux qui l’utilisent que sur le philosophe lui-même : si, dès lors que je discute pied à pied avec des arguments solides, je deviens le « phobe » d’autrui, alors c’est l’humanité elle-même qui se trouve niée dans ce qu’elle a de plus noble, sa capacité d’argumenter et de chercher à convaincre.

Évitons d’emblée une méprise. Il ne s’agit pas d’un dialogue sur islam et christianisme (comme c’était le cas par exemple dans le beau livre co-écrit par Olivier Clément et Mohamed Talbi Un respect têtu), mais bien d’un dialogue sur l’islam. Ce choix parfaitement légitime fait que l’islam est ici sur la sellette, et que c’est lui
qui doit se justifier devant la rationalité occidentale. Par voie de conséquence, celle-ci est tacitement supposée être une échelle de mesure universelle. Certains ne manqueront pas de s’en offusquer, mais Souleymane Bachir accepte la règle du jeu et en joue brillamment, avec une culture philosophique aussi étendue que son adversaire : nul doute qu’en tant que musulman sénégalais professeur d’université aux États-Unis, il illustre dans son parcours personnel la compatibilité entre l’islam et l’universel tel que le conçoit la société démocratique à l’occidentale.

Paradoxalement, ce statut lui confère une forme de supériorité devant Rémi Brague qui, lui, n’a pas eu besoin de chercher à s’adapter à une société majoritairement musulmane. Et de fait, alors que c’est l’islam et non le christianisme qui est interrogé, c’est parfois Rémi Brague qui donne l’impression de se battre dos au mur. Ce paradoxe n’est pas le moindre intérêt du livre.

Au fil des neuf chapitres, aucun sujet brûlant n’est laissé de côté : islam et mondialisation, Coran et violence, sens véritable du mot souvent cité « pas de contrainte en religion », islam et politique, islam et raison, islam et modernité, islam et islamisme, islam et liberté humaine. Les deux protagonistes rivalisent d’érudition et nous apprennent une foule de choses. Par exemple, pour Rémi Brague, que l’adage « pas de contrainte en religion » se rapporte dans le Coran non à toute religion, mais à la seule vraie, l’islam, dans laquelle le vrai croyant ne ressent aucune contrainte puisqu’il s’y trouve comme un poisson dans l’eau. Ou encore, pour Souleymane Bachir, que le mot « calife » ne désigne pas d’abord un chef, mais un intendant, et qu’à cet égard tout homme est un calife de Dieu, « supérieur aux anges parce qu’il a le pouvoir de dire non et également la faculté de se repentir », de sorte qu’à la différence des anges « il connaît de Dieu la face de miséricorde ».

C’est peut-être sur le chapitre du rapport à la raison que la dispute est la plus serrée. Alors que Brague soutient que « les chrétiens sont les seuls rationalistes, car ils sont les seuls à croire que Dieu est lié par la raison », Souleymane se lance dans un passionnant parallèle entre Al-Ghazali (1056-1111) et Blaise Pascal, affirmant que le premier, déçu par un rationalisme poussé jusqu’au bout, aboutit à la même attitude que le second, grand scientifique attaché à humilier la raison trop sûre d’elle-même. Comme plus tard Descartes, Al-Ghazali voudrait libérer Dieu des contraintes de la raison tandis qu’Averroès, comme plus tard Leibniz, soulignait que Dieu ne peut être en contradiction avec elle parce que la vérité est une… En conclusion de ce feu d’artifice, lorsque la fumée se dissipe, nous retrouvons nos deux adversaires plus droits dans leurs bottes que jamais : pour Brague l’apparition des philosophes en islam reste un phénomène accidentel (le mot même de falsafa n’est-il pas un mot d’emprunt ?) « comme des raisins secs dans un clafoutis », alors que pour Souleymane le bon modèle interprétatif n’est pas celui du clafoutis mais plutôt « du pudding » : la langue arabe s’est coulée aisément dans les pensées qu’elle a traduites et les philosophes qui pratiquaient cette langue se sont montrés les dignes continuateurs de Platon et d’Aristote.

Match nul ? Il est vrai qu’après le feu d’artifice, la suite de l’ouvrage déçoit un peu. Brague assène sans grande démonstration l’affirmation selon laquelle « la différence entre islam et islamisme est plutôt de degré que de nature ». Quant à son contradicteur, il se tire souvent d’affaire en invoquant ce qu’il appelle « l’intention de la religion » qui lui permet de relativiser ce qui pourrait choquer en postulant que tout tend vers un mieux : la polygamie tend vers la monogamie, l’avantage des garçons sur les filles dans les affaires d’héritage tend vers l’égalité entre eux… Le chrétien sait que la pédagogie divine s’est inscrite dans une histoire du salut ; le musulman, lui, en est réduit à des conjectures, et Brague a beau jeu de rétorquer qu’il est « dommage qu’il ait fallu attendre le XXe siècle pour affirmer qu’il ne faut prendre qu’une seule épouse ». L’un et l’autre se retrouvent cependant dans la condamnation de l’illusion salafiste d’un retour à un supposé âge d’or : « les salafistes, concède Souleymane, réinventent une tradition dont personne ne peut être sûr ». Mais il prend soin d’ajouter que tout musulman doit obéir à cette injonction ultime : « Vous avez dans le Prophète un exemple parfait ». À quoi Rémi Brague, magnanime, s’abstient de rétorquer que l’exemple de la vie du Prophète soutient tout de même assez mal la comparaison avec l’exemple de celle du Christ.

C’est que le meilleur est encore à venir. Et le meilleur, c’est l’insondable question de la liberté humaine face à l’absoluité de Dieu. Dans ce chapitre nos deux amis sont véritablement très grands. Souleymane approfondit l’idée de l’homme-calife, responsable devant Dieu « de la charge de réaliser son humanité », renvoyant dos à dos le camp rationaliste et le camp déterministe, qui font la part trop belle pour l’un à la liberté et pour l’autre au destin. Quant à Rémi Brague, soulignant le lien entre la liberté et l’imputabilité, qui fait que « nous méritons ce qui nous arrive », et il a cette réflexion profonde : « dans le Coran, la réponse est donnée par l’homme de toute éternité, alors que dans le christianisme la réponse reste ouverte. » Nous voilà une fois encore renvoyés au mystère de l’histoire, et on a du mal à suivre Souleymane lorsqu’il ne craint pas d’affirmer qu’à la différence des « religions des pères » l’islam produit « une philosophie de la rupture permanente » car « la religion est vraie d’être réalité dynamique ». Ultimement, on ne peut se défendre de l’idée que l’interlocuteur de Rémi Brague nous présente un islam tel qu’il voudrait bien qu’il fût, mais peut-être pas tout à fait tel qu’il est. À la fin des fins, de quel islam parle-t-on ? On dira bien sûr que la question vaut tout autant pour le christianisme, mais on se souviendra aussi que dans sa forme catholique il dispose d’une instance normative, celle du pape et des conciles, qui fait largement défaut à l’islam.

Laissons le dernier mot à Souleymane et au Coran avec ce commentaire d’une sourate célèbre citée dans la traduction de Jacques Berque : « L’islam prendra toute sa place dans cette mission [d’ouverture à l’autre] en faisant entendre, et d’abord aux musulmans, un « choeur » pluraliste qui parle ainsi : « À chacun de vous nous avons ouvert un accès, une avenue. Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique mais Il voulait vous éprouver en Ses dons. En Lui, pour vous tous, est le retour. Il vous informera de ce qu’il en est de vos divergences »… En un temps où il faut prendre conscience que la terre est une et que nous devons apprendre à l’habiter ensemble, voilà ce que doit signifier la religion comme inquiétude. »

Mgr Jean-Pierre BATUT, évêque de Blois