David Jones, artiste et poète catholique anglais du XXème siècle

Fiche de l’Observatoire Foi et culture n°8 du mercredi 27 février 2019 sur David Jones, artiste et poète catholique anglais du XXème siècle

David JonesLe centenaire de l’armistice de 1918 a été l’occasion dans le monde littéraire anglo-saxon de redécouvrir David Jones (1895-1974), considéré par des maîtres tels que W. B. Yeats, T.S. Eliot et W.H. Auden comme une personnalité majeure du XXème siècle. Jones n’était pas seulement poète. Il était aussi et d’abord illustrateur, peintre et graveur, comme William Blake 150 ans plus tôt. Il avait été marqué par la Bataille de la Somme et c’est pour conjurer ces souvenirs qui le rendaient neurasthénique qu’il a rédigé une longue épopée intitulée Entre parenthèses, publiée en 1937. Il s’y distingue des autres « poètes de la guerre », car il ne célèbre pas l’exaltation patriotique du combat comme Rupert Brooke ou Rudyard Kipling et il ne dénonce pas non plus, après Wilfred Owen, Siegfried Sassoon ou Robert Graves, l’horreur des tranchées, des bombes et des gaz.

Pour lui, cette guerre pourtant sans précédent s’inscrit dans la longue suite de celles qui, depuis l’Antiquité, ont « fait » une large part de l’histoire humaine : elles impliquent des soldats dépassés, incapables de haïr l’ennemi, plus nobles dans la solidarité que dans les charges et passant plus de temps à attendre et en corvées que sous le feu, dans ce qui est pour eux, s’ils en réchappent, une parenthèse dans leur vie (d’où le titre).

Et il utilise toutes les ressources de l’écriture et de la typographie : brefs récits, descriptions et dialogues, argot, onomatopées, mots étrangers et néologismes, emprunts et citations, réminiscences inattendues, coupures inusuelles qui rythment sans régularité, et (plus classiquement à l’occasion) métrique, assonances et allitérations. Il n’y a pas de lyrisme sentimental et la musique émane du chaos où elle traduit non du sens, mais des vibrations jusqu’en surface d’ondes venues de très profond. Cette liberté technique s’apparente au « modernisme » de La Terre vaine d’Eliot, des Cantos d’Ezra Pound, d’Ulysse de Joyce, d’U.S.A. de Dos Passos (également peintre)… Le plus original est peut-être l’éventail de la sensibilité, qui réagit à des détails sans signification évidente, matériels ou dans la nature, aussi bien qu’aux résurgences de mythes universels, nationaux ou même régionaux.

Dans son introduction à Entre parenthèses, T.S. Eliot présente l’auteur comme « londonien d’ascendance galloise, et catholique ». L’Angleterre et le Pays de Galles sont en effet omniprésents chez Jones. Le passé des îles britanniques, depuis la conquête romaine et les légendes celtiques jusqu’à la montée en puissance à partir de la fin du Moyen Âge, façonne l’expérience et permet de la déchiffrer. Mais c’est de la foi qu’elle reçoit une dimension cosmique. Jones est de fait entré dans l’Église romaine en 1921 et y est resté totalement fidèle.

Son second long poème épique, Les Anathemata, est publié en 1952 après une nouvelle dépression et un voyage en Palestine (et salué par tous les connaisseurs de l’époque, dont les alors jeunes Seamus Heaney, futur Prix Nobel, et Ted Hughes, plus tard Poète Lauréat). C’est la seule oeuvre de David Jones traduite en français1. Il y assume, en plus de l’histoire britannique et européenne, l’héritage multimillénaire du Moyen Orient, de la Grèce et de Rome, mais situe le tout, dans un apparent désordre, autour de la messe comme sommet et source de tout art : la Cène et la Passion ne sont pas seulement des événements à commémorer, mais produisent et inspirent souterrainement des actes, des gestes, des signes concrets et même des objets apparemment utilitaires, qui ensemble constituent une culture.

Dans ses essais et ses nombreuses lettres, Jones s’est inquiété de « la rupture » (The Break) introduite au XXe siècle par la fabrication industrielle en série et qui s’est avérée si efficace dans la Grande Guerre. Tout y est reproductible ou échangeable contre de l’argent. Pratiquement plus rien n’est unique, n’active la mémoire ni n’évoque des symboles. Or pour lui, tout est interdépendant dans le monde créé et l’homme s’y perd si les choses ne sont plus qu’elles-mêmes et si leur valeur est fixée par le marché.

C’est à quoi il a voulu résister dans son travail d’artiste qui lui avait valu la notoriété bien avant qu’il ne publie. Dessinateur doué, il cherche la simplicité des préraphaélites. Mais ce n’est pas son modernisme qui le libère des lois de la perspective, du cadrage et du réalisme. C’est plutôt le souci de laisser transparaître ce qui échappe au premier regard. Le tableau ci-contre (1924) est intitulé « Le jardin fermé ». C’est une référence à Cantique 4, 12. La bien-aimée y est comparée à un jardin clos, image traditionnelle du nouvel Israël. Jones est à l’époque fiancé.

Trop tourmenté, il ne se mariera pas. C’est donc une prémonition. Il ne prendra pas le chemin qui mène tout droit à la maison et errera entre les arbres dénudés dont le bois sera celui de ses croix. Les oies associées à la farouche Junon se détournent du couple enlacé, et la poupée à terre au premier plan rappelle l’enfance perdue.

Cette symbolique ne se repère pas aisément. Il en va de même pour l’œuvre écrite de Jones. Comme Eliot dans La Terre vaine, il a reconnu nécessaire de l’annoter. Ces explications ne suffisent cependant pas à rendre les textes accessibles pour la consommation individuelle, silencieuse et rapide qu’impose précisément « la rupture ». Mais en Grande-Bretagne et aux États-Unis, la poésie a mieux que chez nous gardé droit de cité. Les recueils de poèmes et revues spécialisées se vendent, et des lectures publiques sont organisées et prisées, relayées en audio et vidéo. C’est alors, à l’oral, que chaque mot prend son poids, que le souffle entraîne et qu’est motivé le décodage méditatif des allusions dans des reprises personnelles ou collectives. Tout cela reste bien sûr plutôt élitiste, et beaucoup dépendra sans doute de l’éducation du goût des jeunes générations et de leur capacité de procéder à une nouvelle « rupture » qui ne sera pas un simple retour en arrière.

Jean Duchesne